Pensée critique dans le monde enseignant et alternative

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Pensée critique dans le monde enseignant et alternative
Pensée critique dans le monde enseignant et alternative
démocratique/émancipatrice.
Eclairages historiques dans le 20e siècle
Identité des auteurs
Nom : Garnier
Prénom : Bruno
Appartenance institutionnelle : Université de Corse Pasquale Paoli, UMR LISA
Courriel : [email protected]
Nom : Robert
Prénom : André D.
Appartenance institutionnelle : Université de Lyon 2, ECP, IFé/UJM
Courriel : [email protected]
Nom : Dubois
Prénom : Emilie
Appartenance institutionnelle : Université de Rouen, Laboratoire CIVIIC
Courriel : [email protected]
Nom : Espinosa
Prénom : Julieta
Appartenance institutionnelle : Universidad Autónoma del Estado de Morelos, Mexique.
Courriel : [email protected]
Nom : Muller
Prénom : Christian Alain
Appartenance institutionnelle : Université de Genève, LHiSCE
Courriel : [email protected]
Identité du coordonnateur
Nom : Robert
Prénom : André D.
Appartenance institutionnelle : Université de Lyon 2, ECP, IFé/UJM
Courriel : [email protected]
Identité du réactant
Nom : Mole
Prénom : Frédéric
Appartenance institutionnelle : Université Jean Monnet, Saint-Etienne
Courriel : [email protected]
1
Problématique générale
Ce que recouvre dans ce symposium le concept de pensée critique doit être entendu en un
sens plus fort que les seules protestations et revendications passant par le canal des
pratiques syndicales et politiques ordinaires (quoique les syndicats et les partis politiques
puissent parfois être des relais d’une telle pensée). Par pensée, nous entendrons ici un type
de discours qui relève d’une véritable élaboration intellectuelle, rationnelle, procédant de la
mise en cohérence, voire en système logique, d’arguments et d’idées, et non de simples
opinions, - que cette pensée émane d’individus singuliers ou de collectifs. En articulation
avec cette définition, « critique » renvoie à la tendance d’un esprit qui n’admet aucune
affirmation sans en avoir éprouvé la légitimité rationnelle précisément, passant - dans tel ou
tel domaine de l’activité humaine - les diverses propositions discursives au tamis de la
raison discriminante (le verbe grec crinein, d’où proviennent le français ‘critiquer’ et aussi le
substantif ‘crise’, signifiant originairement trier). La construction de la distance et de
l’extériorité, à condition de se soumettre aux exigences de l’argumentation rationnelle, se
trouve donc au fondement de toute pensée critique, au sens où l’entendait par exemple
Theodor Adorno : « Lorsque la culture est acceptée dans son ensemble, elle a perdu le
ferment de sa vérité, la négation » (Adorno, 1955, 1986)1.
Bien qu’elle n’en ait pas le monopole (car on peut envisager une pensée critique
réactionnaire et antidémocratique), c’est néanmoins dans une mouvance globalement de
gauche qu’est traditionnellement située la pensée critique au 20e siècle, celle que prendra en
considération le symposium induisant en matière éducationnelle des possibilités
d’alternatives à portée revendiquée comme démocratique, peu ou prou liées à une visée
d’émancipation (quelle que soit l’ampleur prêtée en dernière analyse à ce concept). Il s’agira
de considérer des exemples de pensée critique, justifiés selon les orientations précédentes,
originaux, ou du moins revisités sous un angle original2, ayant donné ou donnant matière à
des expériences effectives, ou à des perspectives plausibles de changement pédagogique
et/ou plus largement organisationnel dans les systèmes éducatifs. Pensée critique dans le
monde enseignant s’entendra en plusieurs sens : pensée émanant d’enseignants et/ou de
pédagogues en tant qu’individus singuliers – acteurs dotés de compétences critiques
contribuant à des constructions métacritiques (Boltanski, 2009)3, pensée résultant
d’organisations ou de groupes fonctionnant en « intellectuel collectif » (Bourdieu, 2001)4,
pensée issue de personnalités extérieures influençant à un titre ou l’autre le monde des
enseignants.
Pensée enseignante et démocratisation au début du XXe siècle : Les
termes d’un malentendu (1900-1918).
Bruno Garnier
Université de Corse Pasquale Paoli, UMR LISA
L’un des obstacles les plus souvent avancés contre l’émergence d’une pensée
enseignante cohérente et progressiste, dans le premier quart du XXe siècle, tiendrait à
l’hétérogénéité catégorielle et sociologique des enseignants des différents ordres scolaires,
1
T. W. Adorno, Prismes. Critiques de la culture et de la société, Paris, Payot, trad. 1986, rééd. 2003.
En ce sens, les « classiques » de l’Education nouvelle ne sont pas privilégiés, ayant été largement à ce jour
balisés par la recherche.
3
L. Boltanski, De la critique, Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2009.
4
P. Bourdieu, Contre-Feux 2, Raisons d’agir, Paris, 2001.
2
2
d’une part, et d’autre part à la primauté de directives émanant d’organisations politiques ou
syndicales.
Or la pensée critique des instituteurs du début du XXe siècle ne peut pas se réduire à
la seule défense de leurs intérêts corporatifs. Cette pensée dénonce, à travers la situation de
leur carrière et leurs conditions de travail, l’abandon de l’idéal républicain par le pouvoir en
place. Deux types d’arguments apparaissent avant la loi de 1905 : l’identité professionnelle
des instituteurs se définit par une mission d’éducation civique, morale et intellectuelle au
bénéfice des enfants des campagnes, qui place en premier la liberté du jugement dans un
environnement encore marqué par les autorités locales et religieuses. Un second argument
s’applique au terrain social : les instituteurs souhaitent voir reculer les inégalités des enfants
devant l’instruction, mais ce projet égalitaire entre en tension avec la consolidation de leur
identité professionnelle. Unifier l’enseignement du premier degré, c’est risquer de se
soumettre aux attentes des secondaires et de leur culture classique. La culture primaire,
censée accompagner les enfants du peuple tout au long de leur vie, résiste à ce modèle de
démocratisation.
Contrairement à l’ordre primaire, l’ordre secondaire se caractérise par la juxtaposition
de catégories distinctes, par analogie avec l’armée impériale qui lui a servi de modèle. Les
revendications des instituteurs s’appuient sur des valeurs qui dépassent leurs intérêts
matériels, tandis que les revues des professeurs du secondaire regorgent de débats
catégoriels sans aucune référence au sens de la mission enseignante, et ces débats
opposent constamment les intérêts d’une catégorie à ceux d’une autre. L’antagonisme des
situations et l’absence de culture commune rendent difficilement lisible l’existence d’une
pensée critique enseignante dans le secondaire.
C’est la réforme de 1902, portée par les radicaux, qui, sans étouffer le bruit des
revendications catégorielles, fit évoluer cette situation. Les partisans de « l’équité
ségrégée », fondatrice de l’ordre secondaire, se sentent obligés de se placer désormais, eux
aussi, sur le terrain de l’égalité des enfants devant l’enseignement.
Au lendemain de la première Guerre mondiale, l’idéal de l’union sacrée se brise sur le
retour des clivages catégoriels mais aussi sur les missions encore inconciliables des deux
ordres. Face au succès dans l’opinion de la campagne en faveur de l’école unique, les
personnels du secondaire se cabrent dans une posture de résistance à la réforme au nom
de la défense de la haute culture. Ils rejettent l’accusation d’un enseignement secondaire de
classe et promeuvent ce qui deviendra plus tard la posture du « démo-élitisme ». Les
instituteurs, de leur côté, hésitent à soutenir une réforme qui feraient de l’école primaire le
vestibule d’un enseignement dominé par la culture des humanités qui n’est pas la leur, et qui
paraît tout à l’avantage de la bourgeoisie.
Cependant, le thème de l’égalité des enfants devant l’instruction est devenu, au
moins dans les discours, la pierre angulaire de toutes les postures idéologiques soutenables.
D’une certaine façon, la rhétorique de l’équité républicaine socialement ségrégée est
devenue indéfendable.
Les propositions critiques du PCF en matière scolaire :
révolution et/ou changement dans le système éducatif (1930-1970)
André D. Robert
ISPEF, Lyon 2. Laboratoire Education, Cultures et Politiques
Parce que le parti communiste a beaucoup compté dans la vie politique française des
années 1930 (dix ans après sa naissance) aux années 1980,
qu’il se voulait
3
« révolutionnaire » et qu’il a participé - bien que très soumis au modèle soviétique – au
façonnage d’un communisme à la française, qu’il a fortement influencé à ce titre la société
française dans tous ses secteurs, il apparaît justifié d’examiner quelles furent ses positions
relativement à la question scolaire articulée à celle des rapports sociaux de classe, au regard
d’une perspective d’émancipation. Ce parti a en effet prétendu adopter, dans tous les
domaines de l’activité économique et sociale, des positions essentiellement critiques qui
ont évolué dans le temps d’une critique de table rase à des formes de critiques plus
dialectisées. En matière d’éducation, de pédagogie et de réorganisation du système scolaire,
c’est cette évolution – dont la visée s’est toujours affichée comme émancipatrice - qu’entend
prendre en considération cette communication. De quelles alternatives éducatives le PCF at-il été porteur au nom d’un projet voulu révolutionnaire, et en même temps – du moins à
partir d’une certaine date – supposé réaliste et réalisable à relativement court terme ? Quels
enseignements est-il possible de tirer de cette analyse historique ? Notre attention se portera
plus spécialement sur les années 1930, 1943, 1964 et 1970.
La pédagogie de Reggio Emilia (Italie) :
une expérience démocratique selon Loris Malaguzzi ? (1960 à nos
jours)
Emilie Dubois
Université de Rouen, Laboratoire CIVIIC
Depuis 1963, la ville italienne de Reggio Emilia s’est lancée le défi de fournir aux plus
jeunes une éducation préscolaire municipale alternative affichant comme objectifs la lutte
contre la routine à l’école, la volonté de transformer l’utopique en possible et le possible en
réel, dans un élan démocratique pour prévenir la réémergence du fascisme qui bouleversa la
ville et ses environs, bastions communistes forts et donc cibles répétées des répressions
fascistes de la seconde Guerre Mondiale. Loris Malaguzzi (1920-1994), le fondateur de cette
approche, s’est inscrit aux côtés des femmes des mouvements féministes de l’après-guerre,
pour offrir aux jeunes générations une éducation démocratique mettant en avant l’importance
de considérer l’enfant comme un citoyen d’aujourd’hui, doté de droits qu’il faut défendre et
respecter. Se perpétuant encore aujourd’hui, l’approche reggiane semble maintenant être
inscrite dans le patrimoine municipal de Reggio Emilia, cité particulière au peuple patriote.
Carlina Rinaldi, figure actuelle regianne écrit : « On peut dire que Reggio Emilia est un
mouvement social pour l’éducation et que ses écoles sont les nouvelles places publiques où
s’exerce la démocratie » (Rinaldi, 2006, p. 14)5. La pédagogie reggiane serait alors à
considérer comme un exemple de pensée critique qui a donné lieu à une expérience
pédagogique effective, partagée par toute une ville soucieuse initialement de l’émancipation
de ses enfants, souhaitant ensuite poursuivre cet élan démocratique en leur faisant
expérimenter le fait de démocratie au quotidien dans les écoles.
Le double discours de la professionnalisation des enseignants au
Mexique, au regard de l’épistémologie sociale selon Popkewitz
Julieta Espinosa
Universidad Autónoma del Estado de Morelos, Mexique
5
RINALDI, C. (2006). In dialogue with Reggio Emilia – Listening, researching and learning, Contesting Early
Childhood.
4
Los docentes en México están formados con base en dos concepciones que van a
configurar su hacer y su pensar. Por un lado, los docentes son identificados con una figura
esencial para el proceso educativo, generosa, honorable y documentada que transmitirá a
los alumnos una visión del país y, además, formas de socialización; por otro lado, se les
ubica como un trabajador del Estado en falta, con vacíos en sus conocimientos, formado en
programas de estudio anacrónicos, con formadores incapaces de reconocer las necesidades
contemporáneas para la educación.
Desde la epistemología social de Th. Popkewitz, se abordará esta dualidad de los
docentes desde tres aspectos: los documentos y las políticas oficiales, las formas de
implentación institucionales y algunos análisis de especialistas.
Désintéressement et coût corporatifs de la « démocratisation » des
études. Le corps enseignant primaire et l’école moyenne unique à
Genève, 1920-1962.
Christian Alain Muller
Université de Genève, LHiSCE
Portés par les socialistes réformistes désireux de recomposer socialement l’« élite »
sur la base de l’intelligence telle que certifiée scolairement, les projets successifs
d’instauration d’une « école moyenne unique » recueillent les suffrages du corps enseignant
primaire à Genève durant quatre décennies. Défenseurs de l’intérêt général comme
représentants de l’État, œuvrant à l’école « populaire » (e.g. primaire), d’origine sociale
modeste, promus socialement par l’école et spécialistes de la pratique pédagogique unis par
un puissant esprit de corps, les institutrices et instituteurs genevois souscrivent à ces projets
de « démocratisation des études » qui visent à faire de la méritocratie scolaire à la fois le
principe de la hiérarchisation sociale et le ressort de la justice sociale. Cependant, la création
d’une école moyenne unique passe nécessairement par une réorganisation structurelle entre
les enseignements primaire et secondaire qui, sous bien des aspects, n’est pas toujours
favorable aux intérêts professionnels des enseignants primaires, notamment en raison de la
modification de la place et du rôle de l’école primaire dans le système d’enseignement
qu’elle engendrerait. Pour autant, la représentation qui fait de l’accès « démocratique » et
plus ou moins large à la scolarité secondaire une source d’émancipation sociale est restée la
plus forte dans la conscience professionnelle des instituteurs. Entre désintéressement et
défense des intérêts corporatifs, comment et pourquoi s’est fait puis maintenu l’étroit chemin
de la « démocratisation des études » dans la pensée du corps enseignant primaire entre
1920 et 1962 ? Voilà la question que cette communication s’efforcera d’expliciter.
5
Pensée critique dans le monde enseignant et alternative
démocratique/émancipatrice.
Eclairages historiques dans le 20e siècle.
André D. Robert
ISPEF, Lyon 2. Laboratoire Education, Cultures et Politiques
Ce que recouvre dans ce symposium le concept de pensée critique doit être entendu
en un sens plus fort que les seules protestations et revendications passant par le canal des
pratiques syndicales et politiques ordinaires (quoique les syndicats et les partis politiques
puissent parfois être des relais d’une telle pensée). Par pensée, nous entendrons ici un type
de discours qui relève d’une véritable élaboration intellectuelle, rationnelle, procédant de la
mise en cohérence, voire en système logique, d’arguments et d’idées (autour des opérations
consistant à concevoir, juger, raisonner), et non de simples opinions, - que cette pensée
émane d’individus singuliers ou de collectifs. En articulation avec cette définition, « critique »
renvoie à la tendance d’un esprit qui n’admet aucune affirmation sans en avoir éprouvé la
légitimité rationnelle précisément, passant - dans tel ou tel domaine de l’activité humaine les diverses propositions discursives au tamis de la raison discriminante (le verbe grec
crinein, d’où proviennent le français ‘critiquer’ et aussi le substantif ‘crise’, signifiant
originairement trier). La construction de la distance et de l’extériorité, à condition de se
soumettre aux exigences de l’argumentation rationnelle, se trouve donc au fondement de
toute pensée critique, au sens où l’entendait par exemple Theodor Adorno : « Lorsque la
culture est acceptée dans son ensemble, elle a perdu le ferment de sa vérité, la négation »
(Adorno, 1955, 1986)6.
Bien qu’elle n’en ait pas le monopole (car on peut envisager une pensée critique
réactionnaire et antidémocratique), c’est néanmoins dans une mouvance qu’on désignera
globalement comme ‘progressiste’ (avec ses diverses variantes) qu’est traditionnellement
située la pensée critique au 20e siècle, celle que prendra en considération le symposium
induisant en matière éducationnelle des possibilités d’alternatives à portée revendiquée
comme démocratique, peu ou prou liées à une visée d’émancipation (quelle que soit
l’ampleur prêtée en dernière analyse à cette notion qui recouvre l’acte par lequel on
s’affranchit d’une servitude, d’une domination, d’une forme de dépendance ou encore
simplement de préjugés). Il s’agira de considérer des exemples de pensée critique, justifiés
selon les orientations précédentes, originaux, ou du moins revisités sous un angle original7,
ayant donné ou donnant matière à des expériences effectives, ou à des perspectives
plausibles de changement pédagogique et/ou plus largement organisationnel dans les
systèmes éducatifs. Pensée critique dans le monde enseignant s’entendra en plusieurs
sens : pensée émanant d’enseignants et/ou de pédagogues en tant qu’individus singuliers –,
pensée résultant d’organisations ou de groupes fonctionnant en « intellectuel collectif »
(Bourdieu, 2001)8, pensée issue de personnalités extérieures influençant à un titre ou l’autre
le monde des enseignants, acteurs dotés de compétences critiques contribuant à des
constructions métacritiques (Boltanski, 2009)9.
6
T. W. Adorno, Prismes. Critiques de la culture et de la société, Paris, Payot, trad. 1986, rééd. 2003.
En ce sens, les « classiques » de l’Education nouvelle ne sont pas privilégiés, ayant été largement à ce jour
balisés par la recherche.
8
P. Bourdieu, Contre-Feux 2, Raisons d’agir, Paris, 2001.
9
L. Boltanski, De la critique, Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2009.
7
6
Dans son ouvrage intitulé précisément De la critique. Précis de sociologie de
l’émancipation10, Luc Boltanski nous permet d’opérer un transfert intéressant pour notre
objet, à partir d’une analyse qu’il applique pour sa part à la sociologie prise en elle-même.
Mettant en relation la posture critique et l’émancipation sociale, il distingue en effet entre une
sociologie critique et une sociologie pragmatique de la critique. La première, affaire de
professionnels, a une fonction descriptive-explicative et débouche sur une dénonciation du
réel existant, en considérant les acteurs sociaux comme des agents le plus souvent non
conscients des mécanismes sociaux qui les agissent. La seconde reconnaît aux acteurs des
compétences critiques, fondées en partie – mais en partie seulement - sur une sociologie
produite par eux-mêmes, capables de contribuer à une transformation du réel saisi au plus
près. Il existerait un programme surplombant (celui de la sociologie professionnelle dont la
capacité théorique est pourrait-on dire « de nature » ) et un programme pragmatique (celui
qui est produit par la critique des acteurs eux-mêmes, lesquels peuvent évidemment se
servir des outils théoriques du premier programme mais aussi lui fournir des éléments de
renouvellement et de progrès). L’ensemble des contributions de ce symposium oscille en
quelque sorte entre ces deux conceptions, sans qu’il y soit question bien sûr de la seule
sociologie, mais de ce que nous appellerons ici plutôt un référent théorique (que celui-ci
prenne la forme d’un principe de l’analyse sociale ou de la pédagogie) ; par ailleurs, le
propos n’est pas d’indiquer ce qui relèverait strictement du programme surplombant, ce qui
procèderait du programme pragmatique. Mais sans doute s’agit-il de concevoir au fond la
visée d’émancipation, qui est l’horizon de toute éducation démocratique, comme située à
l’articulation des deux programmes, dans le cadre d’une praxis où les compétences critiques
des acteurs – en l’occurrence les enseignants - se trouvent en interaction dialectique avec
des perspectives théoriques surplombantes et quasi nécessairement imparfaites à penser et
assumer la totalité du réel. Cela renvoie au fond à un impératif de renouvellement critique et
d’originalité, qu’on peut rencontrer dans l’élaboration même d’une pensée nouvelle à ses
origines (celle d’un théoricien, ou d’un intellectuel collectif), ou dans le renouvellement que
peuvent éventuellement lui conférer, lorsque cette pensée s’est vulgarisée voire ossifiée en
se diffusant et se banalisant, les acteurs eux-mêmes, par leurs compétences critiques
s’érigeant en une forme de pensée critique, en quelque sorte au second degré.
En s’interrogeant sur Pensée enseignante et démocratisation en France au début du
20e siècle, les termes d’un malentendu (1900-1930), Bruno Garnier tente de mettre en
évidence la variété des figures de la démocratisation, sachant que l’un des obstacles les
mieux connus à l’émergence d’une pensée enseignante unifiée, dans les années 1900-1930,
tient à l’hétérogénéité statutaire et sociologique des enseignants, selon qu’ils appartiennent à
l’ordre du primaire ou à celui du secondaire, et - à l’intérieur de ce dernier - à telle ou telle
catégorie professorale, celles-ci étant elles-mêmes très hétérogènes. Depuis notamment la
réforme de 1902 dans le secondaire, la question de l’égalité des enfants devant
l’instruction « travaille » la pensée enseignante à tous les niveaux et devient, au moins dans
les discours, la pierre angulaire de toutes les postures idéologiques soutenables. Notons
aussi la présence d’un courant socialiste révolutionnaire, dont l’influence idéologique (à
défaut de numérique) va s’accroître.
C’est à ce courant, incarné en France à partir de 1920 par le PCF que s’intéresse la
communication d’André D. Robert : Les propositions du Parti Communiste Français en
matière scolaire : révolution et/ou changement dans le système éducatif (1930-1970).
L’auteur s’efforce de montrer en quoi ce parti – qui peut être considéré, avec beaucoup de
précautions, comme un collectif relayant une forme de pensée critique radicale, la pensée
marxiste - a prétendu adopter, dans le domaine de l’institution scolaire d’Etat, des positions
essentiellement critiques qui ont évolué dans le temps d’une critique de table rase à des
10
Op.cit.
7
formes de critiques plus dialectisées. Le même référent théorique marxiste préside à l’étude
qu’Emilie Dubois, jeune docteure, consacre à Loris Malaguzzi, pédagogue communiste
italien d’inspiration marxiste, sous la question : La pédagogie de Reggio Emilia (Italie) : une
expérience démocratique selon Loris Malaguzzi ? Elle teste l’hypothèse selon laquelle la
pédagogie reggiane serait un exemple de pensée critique qui a donné lieu à une expérience
pédagogique effective, partagée par toute une ville soucieuse initialement de l’émancipation
de ses enfants, souhaitant ensuite poursuivre cet élan démocratique en leur faisant
expérimenter le fait démocratique au quotidien dans les écoles.
En plus de cette expérience italienne, deux autres exemples étrangers à la France
viennent compléter dans ce symposium le parcours où est examinée la manière dont les
acteurs-enseignants dotés de compétences critiques peuvent s’emparer plus ou moins
explicitement d’outils critiques surplombants. Ainsi Julieta Espinosa entend donner un
exemple de l’usage pratique de l’épistémologie sociale, notion élaborée par le sociologue
américain contemporain Thomas Popkewitz11, à travers la réalité de la professionnalisation
des enseignants au Mexique (Le double discours de la professionnalisation des enseignants
au Mexique, au regard de l’épistémologie sociale selon Popkewitz). Enfin, en considérant
une longue durée (1926-1969) et en retrouvant d’une certaine manière des problèmes qui se
sont posé et se posent encore en France, Christian Muller se demande comment et
pourquoi, entre désintéressement et défense des intérêts corporatifs, s’est d’abord ouvert,
puis maintenu, l’étroit chemin de la « démocratisation des études » dans la pensée du corps
enseignant primaire de la ville de Genève (Désintéressement et coût corporatifs de la
« démocratisation » des études. Le corps enseignant primaire et l’école moyenne unique à
Genève, 1926-1969). Il montre que la création d’une école moyenne unique devrait passer
nécessairement par une réorganisation structurelle entre les enseignements primaire et
secondaire qui, sous bien des aspects, n’est pas toujours favorable aux intérêts
professionnels des enseignants primaires, notamment en raison de la modification de la
place et du rôle de l’école primaire dans le système d’enseignement qu’elle engendrerait. Il
souligne que, pourtant, la représentation qui fait de l’accès « démocratique » et plus ou
moins large à la scolarité secondaire une source d’émancipation sociale est restée la plus
forte dans la conscience professionnelle des instituteurs, par delà leurs intérêts immédiats en
quelque sorte. La pensée de l’intérêt général l’emporterait ainsi, dans un esprit très
rousseauiste12, sur le calcul des seuls intérêts particuliers.
11
Cf. notamment Lindblad, S., Popkewitz,, Th. (2001), Education governance and social integration and
exclusion. Final Report to the European Commission, May 2001.
12
Du Contrat social, 1762.
8
Pensée enseignante et démocratisation au début du XXe
siècle : Les termes d’un malentendu (1900-1918)
Bruno Garnier
Université de Corse Pasquale Paoli, UMR LISA
Résumé : L’un des obstacles les plus souvent avancés contre l’émergence d’une pensée
enseignante cohérente et progressiste, dans le premier quart du XXe siècle, tiendrait à
l’hétérogénéité catégorielle et sociologique des enseignants des différents ordres scolaires,
d’une part, et d’autre part à la primauté de directives émanant d’organisations politiques ou
syndicales.
Or la pensée critique des instituteurs du début du XXe siècle ne peut pas se réduire à la
seule défense de leurs intérêts corporatifs. Cette pensée dénonce, à travers la situation de
leur carrière et leurs conditions de travail, l’abandon de l’idéal républicain par le pouvoir en
place. Deux types d’arguments apparaissent avant la loi de 1905 : l’identité professionnelle
des instituteurs se définit par une mission d’éducation civique, morale et intellectuelle au
bénéfice des enfants des campagnes, qui place en premier la liberté du jugement dans un
environnement encore marqué par les autorités locales et religieuses. Un second argument
s’applique au terrain social : les instituteurs souhaitent voir reculer les inégalités des enfants
devant l’instruction, mais ce projet égalitaire entre en tension avec la consolidation de leur
identité professionnelle. Unifier l’enseignement du premier degré, c’est risquer de se
soumettre aux attentes des secondaires et de leur culture classique. La culture primaire,
censée accompagner les enfants du peuple tout au long de leur vie, résiste à ce modèle de
démocratisation.
Contrairement à l’ordre primaire, l’ordre secondaire se caractérise par la juxtaposition de
catégories distinctes, par analogie avec l’armée impériale qui lui a servi de modèle. Les
revendications des instituteurs s’appuient sur des valeurs qui dépassent leurs intérêts
matériels, tandis que les revues des professeurs du secondaire regorgent de débats
catégoriels sans aucune référence au sens de la mission enseignante, et ces débats
opposent constamment les intérêts d’une catégorie à ceux d’une autre. L’antagonisme des
situations et l’absence de culture commune rendent difficilement lisible l’existence d’une
pensée critique enseignante dans le secondaire.
C’est la réforme de 1902, portée par les radicaux, qui, sans étouffer le bruit des
revendications catégorielles, fit évoluer cette situation. Les partisans de « l’équité
ségrégée », fondatrice de l’ordre secondaire, se sentent obligés de se placer désormais, eux
aussi, sur le terrain de l’égalité des enfants devant l’enseignement.
Au lendemain de la première Guerre mondiale, l’idéal de l’union sacrée se brise sur le retour
des clivages catégoriels mais aussi sur les missions encore inconciliables des deux ordres.
Face au succès dans l’opinion de la campagne en faveur de l’école unique, les personnels
du secondaire se cabrent dans une posture de résistance à la réforme au nom de la défense
de la haute culture. Ils rejettent l’accusation d’un enseignement secondaire de classe et
promeuvent ce qui deviendra plus tard la posture du « démo-élitisme ». Les instituteurs, de
leur côté, hésitent à soutenir une réforme qui feraient de l’école primaire le vestibule d’un
enseignement dominé par la culture des humanités qui n’est pas la leur, et qui paraît tout à
l’avantage de la bourgeoisie.
Cependant, le thème de l’égalité des enfants devant l’instruction est devenu, au moins dans
les discours, la pierre angulaire de toutes les postures idéologiques soutenables. D’une
certaine façon, la rhétorique de l’équité républicaine socialement ségrégée est devenue
indéfendable.
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Mots clefs : démocratisation – corporatisme – égalité – humanités – école primaire –
enseignement secondaire – histoire de l’éducation – Grande Guerre.
The critical thinking of teachers and the Democratization of the education at the
beginning of the twentieth century: The terms of a misunderstanding (1900-1918).
Abstract: One of the most often advanced obstacles against the emergence of a coherent
and progressive thought among teachers during the first twenty-five years of the twentieth
century, would be based on the difference of teaching levels and social origins on the one
hand, and on the primacy of orders given by political parties or trade-unions on the other
hand.
Primary school teachers, in the beginning of the twentieth century, did not only criticize the
educational system to defend their own interests. By criticising their professionnal status and
their conditions of work, they denounced the principles of the Republic which were given up
by the Establishment in office.
Before the law of 1905, in first, they argued that primary school masters have to broadcast
learning based on civics, moral education and knowledge for the children of countrysides and
put the free thinking first in a religious and submissive society. Secondly, from a social point
of view, they wanted the inequality of education between children to lessen : but this equality
came into conflict with their professional identity based on well-separated and ordered levels.
The will of unifying the primary school learning, would lead to submit their teachers to
broadcast knowledges and culture which secondary schools waited for. As the primary
school was created for children of common people to learn the foundations of a basic skillsorientated education program (reading, writing and arithmetic), primary school teachers could
not accept this democratization.
Contrary to the primary education, the secondary education was organized according to the
model of the imperial army which juxtaposed distinct grades. Primary school teachers
claimed not only for their own interests but for ideal principles ; whereas, in their reviews,
secondary school teachers always disputed about their interests each other depending on
they belonged to a different grade, without refering to any principles. The conflicts and the
missing of a professional culture explain how it is difficult to find what the critical thinking of
teachers was among the secondary school teachers.
The radical party tabled a reform in 1902 which changed the situation even if claiming for
own interests went on. The supporters of « social saparated equity », foundation of the
secondary level, should accept the principle of equality in education for every child.
At the end of the First World War, the ideal National Union born during the war is broken by
the personal claimings of the different grades and the primary and secondary school
teachers’irreconcilable missions.
Faced with the popular success of the principle of the same school for everybody ,
secondary school teachers resisted to this reform, being the supporters and the defenders of
the classical and high culture. They denied that they supported a learning reserved to the
middle-class and promote what will be later called the democratic elitism. On the other part,
primary school teachers hesitated to support a reform where they would transmit the middleclass’culture not theirs, only for the middle-class’advantage.
In some way, the rhetoric of republican equity in education based on a social segregation
became completely indefensible.
Key-Words : Democratization – Corporatism – Equality – Classical education – Primary
school – Secondary school – History of Education – First World War.
10
L’un des obstacles les plus souvent avancés contre l’émergence d’une pensée enseignante
cohérente et progressiste, dans le premier quart du XXe siècle, tiendrait à l’hétérogénéité
catégorielle et sociologique des enseignants des différents ordres scolaires, d’une part, et
d’autre part à la primauté de directives émanant d’organisations politiques ou syndicales sur
leurs amicales placées sous le contrôle présumé de leurs autorités hiérarchiques.
Certes, les revendications salariales ou immédiatement liées à l’exercice de la profession
enseignante ne relèvent d’une pensée critique qu’à la double condition qu’elles se réfèrent à
une prospective plus vaste, quine soit pas surdéterminée par une doctrine prête à l’emploi,
qu’où quelle procède. Cependant, la défense des intérêts catégoriels entre les différentes
options en présence durant la période considérée ne saurait constituer l’unique paramètre
explicatif de la diversité des postures enseignantes.
Intérêts catégoriels et pensée critique des instituteurs avant 1905
Depuis la circulaire du Ministère de l’Instruction publique Eugène Spüller (1887) et jusqu’au
25 septembre 1924, les instituteurs n’ont pas le droit de se syndiquer. Cette méfiance des
Républicains au pouvoir peut s’expliquer par le rôle joué par de nombreux instituteurs lors de
la Commune de Paris (1871). Dans cette situation, les instituteurs ont constitué des amicales
tolérées par le ministère. Le début du XXe siècle est une période de grand développement de
ce mouvement. En 1903, les amicales comptent 90 000 membres (il y a alors 120 000
instituteurs). Les syndicats les tiennent en général pour peu de chose. Et sans doute, même
réunies dans une Fédération, ne menacent-elles guère le pouvoir, qui les surveille, par le
biais des inspecteurs, présidents des amicales de leur circonspection. Il faut cependant
nuancer cette minoration des amicales pour au moins deux raisons : tout d’abord, la
prétendue tutelle exercée par les inspecteurs primaires sur les amicales doit être relativisée
par le fait que nombre d’entre eux se sentent plus proches des instituteurs que de la
hiérarchie ministérielle ; ensuite, la représentation des amicales au Conseil Supérieur de
l’Instruction Publique (CSIP) constitue une reconnaissance importante du corps des
instituteurs, même si cette participation aux décisions ministérielles est exclusivement
consultative.
Ainsi, la lecture des revues professionnelles permet de démontrer en trois points au moins
l’existence d’une pensée critique enseignante des instituteurs du début du XXe siècle : 1/ la
constitution d’une identité professionnelle de l’enseignement primaire à travers le
mouvement amicaliste ; 2/ le soutien critique des instituteurs amicalistes à la politique
ministérielle de laïcisation ; 3/ l’émergence d’une articulation problématique entre les
revendications corporatives et les valeurs démocratique de l’école républicaine.
Premièrement, donc, les instituteurs prennent conscience que le développement de leurs
amicales favorise la constitution d’un « bloc primaire » qui unit potentiellement tous les
instituteurs derrière le partage de revendications et de valeurs. :
La naissance des Amicales, leur développement rapide, leur action décisive, voilà un
fait capital qui marque, dans le domaine de l’enseignement, le point de départ d’une
ère nouvelle. L’instituteur n’est plus un être passif, un automate qui reçoit le
mouvement. L’association lui a révélé sa force, lui a appris à penser, à agir, à ne pas
recevoir toutes faites les vérités pédagogiques. […] Je vois poindre à l’horizon ce Bloc
primaire dont j’ai parlé et que nous constituerons un jour de tous les éléments, de
toutes les énergies du corps enseignant, pour assurer, par l’école démocratique, le
triomphe de l’idée laïque et républicaine.
Bucheron, « Coups de hache », Revue de l’enseignement primaire et primaire
supérieur (REPPS), n°34, 22 mai 1904, p. 265-266.
11
Tout en les insérant dans des affirmations de loyalisme et en prenant soin de se démarquer
d’une démarche syndicale de lutte, les amicalistes ne se privent plus d’exprimer des
revendications portant à la fois sur leurs conditions de travail et sur les valeurs de
l’enseignement républicain.
… comme ils [les instituteurs] tiennent, avant tout, à ce qu’on ne puisse suspecter leur
amour de la légalité, ils obéissent à la très louable pensée de ne pas s’écarter, malgré
la tentation, de leurs devoirs de fonctionnaires, et c’est dans un parfait esprit de
discipline qu’ils s’attachent à coordonner leurs efforts, d’une part pour organiser la
défense laïque, et de l’autre pour présenter leurs revendications à la fois à leurs chefs
et à nos législateurs. A cet effet, ils ont projeté de constituer des ‘Comités régionaux de
défense laïque’. Là est évidemment le salut et pour l’instituteur et pour la cause qu’il
soutient.
Baudéan H., « Les élections au Conseil Supérieur et les Comités régionaux de
Défense Laïque », REPPS, n°27, 1er avril 1900, p. 210.
Dans sa profession de foi aux élections au CSIP, un instituteur n’hésite pas à qualifier
l’enseignement primaire de « tiers état universitaire » et à promettre d’engager un travail de
pression auprès des autorités administratives et politiques :
Je n’ai pas besoin de vous dire que tous mes efforts tendraient, de concert avec les
autres représentants de l’enseignement primaire, à améliorer cette situation si
défavorable pour le tiers état de l’université, à la fois par un appel constant aux
généreux sentiments de solidarité de l’Assemblée elle-même et pas une action
persévérante auprès de l’Administration supérieure. […] Relèvement des traitements et
avancement régulier pour tous les maîtres, conformément au projet des Amicales et
des Conseillers départementaux.
Circulaire de M. F. Lechantre, instituteur à Saint-Quentin, REPPS, n°34, 22 mai 1904,
p. 266.
Deuxièmement, les Amicales se battent pour faire appliquer le principe de la laïcité. Il s’agit
principalement de soustraire l’enseignement primaire des tutelles locales : notamment, faire
appliquer l’« interdiction au prêtre de donner l’enseignement religieux ou de le faire donner
en dehors des jeudis et des dimanches » et confier la nomination et la mutation des
instituteurs au seul « Directeur départemental ». D’autres préconisations visent à chasser du
périmètre scolaire les intervenants extérieurs au corps enseignant (Circulaire de M. F.
Lechantre, déjà cité).
Jusqu’à la promulgation de la loi de séparation des Églises et de l’État, c’est la question de la
laïcisation de l’enseignement qui occupe le centre des préoccupations. Mais les instituteurs
publics n’entendent pas sacrifier leurs intérêts propres à cette cause républicaine. Or les
amicales ont relevé le risque de devoir partager avec les institutions congréganistes, une fois
laïcisées, la pénurie des moyens attribués jusqu’alors exclusivement à l’école de la
République. L’auteur d’un article datant de 1903 met en avant l’insuffisance des moyens
dévolus aux écoles normales pour former l’ensemble des maîtres issus des congrégations :
Le gouvernement et la Chambre poursuivent en ce moment une œuvre de laïcisation
sur laquelle les avis sont partagés. Non point que du côté des républicains l’unanimité
fasse défaut quant au principe. Mais beaucoup estiment que l’application en sera
préjudiciable à des intérêts et à des droits incontestables, parmi lesquels ceux des
instituteurs sont au premier plan. […] Laïciser est bien, très bien même ; mais s’il n’est
vraiment pas possible de le faire et d’améliorer en même temps notre sort, si la chose
est vraie et sans contestation, nous n’hésitons pas à penser que le plus urgent, c’est
encore de relever la situation des instituteurs.
12
Martel Charles, « Où nous en sommes », REPPS, n°8, 22 novembre 1903.
Troisièmement, la pensée critique enseignante s’efforce d’articuler les revendications
corporatives avec le sens du progrès démocratique que doit conduire l’école de la
République. Cette articulation s’applique surtout à la situation des écoles de campagne, où
la misère matérielle et la réalité sociale rendent impossible l’accomplissement de la mission
civique de l’école publique. Les instituteurs, qui sont les seuls enseignants de l’« université »
à exercer sur l’ensemble des territoires de la République, définissent leur mission en
référence avec la ruralité. Ils mesurent l’abîme qui sépare alors les idéaux de la République
et la réalité sociale du monde rural, encore largement héritier de la France du milieu du
XIXe siècle. Au-delà du changement de régime, les instituteurs sont encore confrontés au
pouvoir exorbitant des autorités locales, notamment ecclésiastiques, et nombre d’entre eux
reprochent aux corps intermédiaires du ministère de les maintenir dans la fragilité de cette
confrontation quotidienne.
Tandis que les bureaux de la rue de Grenelle sont restés ou redevenus tels que la loi
de 1850 les a faits, l’instituteur français n’a cessé de se transformer. Epris de liberté, il
est devenu un des plus fermes soutiens de la République; enfant du peuple, élevé par
ses fonctions mêmes à un degré supérieur de moralité et de vertu, il a les yeux tournes
vers un idéal de justice sociale qui n’est peut-être pas celui des puissants du jour. […]
Le jour, en effet, où un de nos maîtres se trouve pris à parti par quelque clérical
vaguement teinté de libéralisme (on appelle cela un ‘rallié’), le sort qui l’attend n’est
pas douteux : déplacement d’office avec admonestations administratives et invitation à
ne plus recommencer: voilà la récompense que lui ménage la prudence égoïste de ses
chefs.
Baudéan H., « Les élections au Conseil Supérieur et les Comités régionaux de
Défense Laïque », REPPS, n°27, 1er avril 1900, p. 209.
La pensée critique des instituteurs dénonce le laisser-aller des autorités académiques
devant le non-respect de l’obligation d’instruction, pourtant inscrite dans les lois organiques
de l’école : « L’obligation scolaire est une autre abstraction, puisqu’elle n’est pas réalisée
dans les campagnes. Les parents ont besoin de leurs enfants pour les travaux agricoles »
(Revue de l’enseignement primaire, n°8, 22 novembre 1903, p. 61).
Les instituteurs définissent leur rôle en tenant compte de la réalité économique : puisque les
familles pauvres des campagnes ne peuvent se passer du travail des enfants, le sens de
leur mission ne peut pas consister à réaliser l’égalité des enfants devant l’instruction. On
peut ici parler d’une forme d’adaptation de l’idéal républicain à la réalité, qui conduit à se
donner des finalités accessibles : secouer le joug d’une servitude quasi-médiévale dans les
campagnes, aider les futurs ouvriers agricoles à comprendre le monde dans lequel ils
devront évoluer et tâcher de les inciter à exercer leurs droits.
Le but de l’enseignement, dans les écoles rurales, devrait être de mettre les futurs
paysans en état de remplir plus tard leur ‘rôle professionnel et social’. – Leur rôle
professionnel : ils devraient connaître à fond leur terre et les principes de la science
agricole adaptée à leur milieu ; leur rôle social : s’ils sont ‘serfs’ en qualité de métayers,
s’ils meurent de faim malgré le dur labeur de toute l’année, s’ils vont aux urnes avec le
bulletin que leur maître et seigneur leur fait distribuer par son agent d’affaires, s’ils
n’osent envoyer leurs enfants à l’école qui aurait leur choix ; ils auraient besoin d’un
éclaireur pour leur apprendre peu à peu à se libérer de cette dure servitude, vestige du
moyen-âge, soufflet à la Déclaration des Droits et à tous les principes républicains et
démocratiques.
« Revue de la presse pédagogique », REPPS, n°8, 22 novembre 1903, p. 61.
13
La question des inégalités de scolarisation avec la bourgeoisie n’est pas absente des
préoccupations des instituteurs. L’égalité des enfants selon le type d’études supposerait
d’abattre les cloisons entre l’école primaire et les petites classes de l’enseignement
secondaire. Mais une telle révolution porte le risque d’un délitement de l’identité de
l’enseignement primaire. Or les amicales d’instituteurs regardent leurs homologues du
secondaire avec distance, voire méfiance. Plutôt que d’engager le débat sur le fond, ils
cherchent à augmenter le nombre des représentants primaires au CSIP, où les secondaires
sont surreprésentés. Que peut donc signifier, dans ce cadre, « l’égalité des enfants devant
l’instruction ? » pour les instituteurs ? On peut en juger encore à travers les professions de
foi des candidats instituteurs au CSIP. Encore faut-il distinguer parmi les candidats de
l’enseignement primaire, les représentants des écoles primaires, ceux des EPS, ceux des
écoles normales ou encore ceux des inspecteurs primaires.
Julien Boitel, candidat au titre des EPS, demande « l’instruction pour tous les enfants du
peuple, mais par voie de sélection ». M. L. Dessaint, candidat au titre de l’inspection
primaire, se montre plus explicite : « Je suis partisan de l’égalité des enfants devant
l’instruction et de l’unification de notre enseignement national ». Le candidat inspecteur
énonce très clairement l’objectif d’un enseignement démocratique : « il serait temps, à mon
avis, de faire disparaître toutes les barrières factices qui, dans notre société actuelle,
empêchent encore beaucoup de citoyens d’occuper la place à laquelle leur donnent droit leur
intelligence, leur conduite et leur talent ». Son programme est d’une grande audace, puisqu’il
ne s’agit de rien moins que de créer trois degrés successifs d’enseignement général pour
tous les enfants, avec des prolongements professionnels à chaque niveau, et une sélection
fondée exclusivement sur les aptitudes :
Organisation générale de l’enseignement
1° Distinction entre l’enseignement général qui sera unifié et les enseignements
spéciaux ou professionnels qui seront aussi diversifiés que possible.
2° Institution de trois degrés successifs et continus d’enseignement général :
1er degré pour tous les enfants de 6 ans à 12 ans au moins ;
2e degré pour tous les enfants de 12 ans à 15 ans au moins, qui auront fait la
preuve de leur aptitude.
3e degré pour les jeunes gens et les jeunes filles de 15 ans à 18 ans au
moins, qui auront fourni une nouvelle preuve de leur aptitude.
3° Institution de trois degrés d’enseignement professionnel faisant suite
respectivement à chacun des trois degrés d’enseignement général.
Dessaint, L., « Élection au Conseil Supérieur de l’Instruction publique du 26 mai
1904 », REPPS, n°35, 29 mai 1904, p. 276.
En définitive, il apparaît que la pensée critique des instituteurs du début du XXe siècle ne
peut se réduire à la seule défense de leurs intérêts corporatifs. Cette pensée est le plus
souvent empreinte d’une dénonciation qui, à travers la situation de leur carrière et leurs
conditions de travail, stigmatise l’abandon ou la trop faible défense de l’idéal républicain par
le pouvoir en place. Deux types d’arguments apparaissent avant la loi de 1905 : l’identité
professionnelle des instituteurs se définit par une mission d’éducation civique, morale et
intellectuelle au bénéfice des enfants des campagnes ; un second argument, moins audible,
s’applique au terrain social : les instituteurs amicalistes souhaitent voir reculer les inégalités
des enfants devant l’instruction, mais ici le projet égalitaire entre en tension avec la
structuration impérieuse de leur identité professionnelle. Vouloir unifier l’enseignement du
14
premier degré, c’est risquer de se soumettre aux attentes des secondaires et de leur culture
classique. Les instituteurs, dans leur ensemble, ne souhaitent pas voir l’école primaire se
transformer en premier degré conduisant au lycée. Il n’est pas fortuit que le seul projet de
cette nature que nous ayons trouvé dans cette période, émane d’un inspecteur, et non d’un
instituteur. La culture primaire, qui constitue une mentalité particulière, partagée par une
grande majorité des instituteurs, résiste à ce modèle de démocratisation.
Les conséquences de la loi de 1902 sur la pensée critique des
enseignants du secondaire
Comme les instituteurs, les professeurs du secondaire, qui n’ont pas le droit de se syndiquer,
créent des amicales et tentent de les fédérer. Ces associations portent des revendications
corporatives.
Ces associations, chargées de la défense des intérêts corporatifs, ne manqueront pas
de formuler leurs revendications qui, tôt ou tard, s’imposeront avec d’autant plus de
force à l’attention de l’Administration et du Parlement, qu’elles sont plus justes.
Fourniols X., Bulletin de l’Enseignement Secondaire de l’Académie de Lille (BESAL),
n°1, 15 janvier 1905, p. 16.
Mais deux différences majeures doivent être notées par rapport à la situation des
instituteurs. Tout d’abord, les professeurs du secondaire sont peu nombreux.
L’enseignement secondaire masculin emploie alors entre 9 000 et 10 000 personnes13.
Ensuite, ce sont des personnels hétérogènes. Contrairement à l’ordre primaire, l’ordre
secondaire se caractérise par la juxtaposition de catégories distinctes, par analogie avec
l’armée impériale qui lui a servi de modèle. À l’origine, les « universitaires » étaient divisés,
de bas en haut de l’échelle, en maîtres d’étude, régents, chargés de cours et professeurs de
lycée. Au début du XXe siècle, la situation des diverses catégories de personnels du
secondaire a peu évolué. Elles sont toujours aussi hiérarchisées dans leurs traitements, qui
dépendent aussi de l’implantation géographique des postes : les personnels exerçant dans
les lycées parisiens étant largement mieux payés que leurs collègues de province. On voit
aussi poindre de nouvelles revendications : ainsi les maîtres de statut premier degré qui
enseignent dans les classes élémentaires de l’enseignement secondaire :
Monsieur le Directeur, La loi du 22 avril 1905 s’occupe bien (Titre III, dispositions
spéciales, art.49) des chargés de cours des lycées, des professeurs des classes
élémentaires, des professeurs de 1er et de 2e ordre des collèges, mais elle laisse
complètement dans l’oubli les maîtres élémentaires. Or, beaucoup d’entre eux ont les
mêmes grades que leurs collègues professeurs de 1er et de 2e ordre des collèges :
leur faire une situation inférieure eût été une injustice criante.
A. L., « Les chargés de cours des classes élémentaires des Lycées », Revue des
Lycées et des Collèges (RLC), n°10, 24 mai 1905, p. 155.
Toute tentative réformatrice soulève au moins autant de problèmes qu’elle n’en résout. Ainsi,
le développement du corps des surveillants d’internats, qui répondent à un réel besoin,
déplaît aux répétiteurs.
… pour relever l’éducation, on la confie aux surveillants d’internat, on associe à
l’enseignement les répétiteurs, ce qui, apparemment, est un moyen d’améliorer des
services dont on n’était pas satisfait. Mais l’on n’a pas pris garde qu’une véritable
organisation d’éducation pratique et de liberté était à faire, qu’on n’a point créée. Et
13
Prost, Antoine, Histoire de l’enseignement en France, Paris, Armand Colin, 1968, p. 352.
15
c’est l’enseignement qu’on réforme ! Il y avait un personnel excellent dont on
s’accordait à louer les services ; conséquence paradoxale de l’enquête : c’est ce
personnel formé en majorité d’agrégés, qu’on atteint par raison d’égalité des grades !
M. Zivy, professeur au lycée de Douai, « La question du professorat adjoint », RLC,
n°10, 24 mai 1905, p. 162.
Pour qui consulte les revues professionnelles du primaire et celles du secondaire, les
revendications des instituteurs s’appuient sur des valeurs qui dépassent leurs intérêts
matériels, tandis que les revues des professeurs du secondaire regorgent de débats
catégoriels sans aucune référence au sens de la mission enseignante. L’antagonisme des
situations et l’absence de culture commune rendent difficilement lisible l’existence d’une
pensée critique enseignante dans le secondaire.
C’est la réforme de 1902, portée par les radicaux, qui, sans éteindre le bruit des
revendications catégorielles, fit évoluer cette situation.
Alexandre Ribot, membre du parti républicain, fut élu, à la fin de 1898, président de
l’importante commission de l’Instruction publique. Cette commission centriste apporta des
ajustements démocratiques à l’école de Jules Ferry, dans lesquels il est possible de
reconnaître un progrès de l’égalité des enfants devant l’instruction. Rappelons tout d’abord le
principe de l’équité ségrégée qui avait inspiré les lois organiques de Jules Ferry : selon ce
principe la République avait séparé, d’un côté, l’enseignement gratuit pour les enfants du
peuple, et d’un autre côté, les institutions secondaires payantes pour ceux de la bourgeoisie,
répondant ainsi à la diversité des attentes économiques et des besoins sociaux, tout en
agissant en faveur de l’unité nationale et de la solidarité entre classes14. La loi de 1902, qui
reprit les propositions de la commission Ribot, divisait les études secondaires en deux
cycles, afin d’ouvrir deux voies d’accès à l’enseignement secondaire : la première en
sixième, où devaient pouvoir entrer aussi bien les élèves de septième (venant des classes
élémentaires payantes de l’enseignement secondaire), que les élèves du cours moyen des
écoles primaires. L’accès de ces derniers était facilité par la suppression du latin et des
langues au lycée avant la sixième. La seconde voie, à l’entrée du deuxième cycle (en
seconde), était destinée à faciliter l’accès des élèves qui venaient de terminer leurs trois ans
d’école primaire supérieure. À l’attention de ces deux catégories d’élèves étaient créées
respectivement la section B du premier cycle (latin-langues vivantes) et la section D du
deuxième cycle (sciences-langues vivantes).
Quelles furent les conséquences de cette loi sur la pensée critique enseignante ?
L’idéal d’une scolarité entièrement gratuite depuis le primaire jusqu’au lycée, sans autre
limite que les aptitudes des élèves, se trouve rarement exprimée de la part des professeurs
de l’ordre secondaire. On ne peut cependant pas dire que l’idée soit totalement absente,
mais elle est plutôt corrélée à la dénonciation d’autres injustices qui entrent dans les débats
du moment, comme la question de l’enseignement secondaire féminin, objet de propositions
et de débats.
… une différence subsisterait encore entre les écoles primaires supérieures, les écoles
normales et le lycée : la gratuité pour les premières. Peut-être est-il permis d’envisager
un avenir plus ou moins lointain, où sera élève de lycée, non pas seulement celle dont
les parents pourront payer les frais d’études, mais celle qui sera jugée capable d’en
suivre les cours avec profit pour elle-même et pour la société. Et alors une grande
simplification, marquant un réel progrès, pourra être réalisée : après l’école primaire
gratuite, il n’y aura plus que l’école secondaire gratuite. La route de l’instruction sera
14
Garnier Bruno, Figures de l’égalité : Deux siècles de rhétoriques politiques en éducation (1750-1950),
Bruxelles, Academia Bruylant, 2010, p. 145 et suivantes.
16
ouverte de même à tous et chacun y marchera librement, selon ses aptitudes, jusqu’au
point que son intelligence et son courage lui assigneront comme limite.
J. D., « Enseignement secondaire des jeunes filles », RLC, n°16, 10-15 octobre 1905,
p. 274.
Cependant le plus souvent, les rivalités entre catégories de personnel viennent interférer
négativement avec le projet d’une égalité radicale des enfants : l’application d’un tel principe
devrait entraîner le versement des classes élémentaires des lycées dans l’enseignement
primaire, la confusion du premier cycle des lycées avec l’école primaire supérieure, et
impliquer des conséquences financières pour le personnel par l’application du principe « à
service égal, à titre égal, traitement égal ». On voit ici que l’entrée de la pensée enseignante
dans le détail des mesures destinées à appliquer l’idée de l’égalité devant l’instruction met
au premier plan les intérêts catégoriels antagonistes.
Il reste cependant peu contestable aux yeux des démocrates de l’enseignement secondaire
que, du point de vue du progrès démocratique, la loi de 1902 est inaboutie. En laissant
intactes les classes élémentaires de l’enseignement secondaire, payantes, même en
considérant la suppression du latin et des langues avant la sixième, les familles aisées
pouvaient continuer de scolariser leurs enfants dans ce vestibule du lycée, et ainsi barrer la
route aux enfants du peuple issus des classes primaires gratuites. Faut-il donc fermer les
classes élémentaires payantes ? C’est sur cette question que le débat va s’engager dans les
rangs du secondaire.
Certains professeurs imaginent des étapes transitoires permettant d’y conduire :
La gratuité de l’Enseignement secondaire est désirable dans une démocratie. Mais les
exigences du budget la rendent impossible à l’heure actuelle. On pourrait cependant la
réaliser dans une certaine mesure par les dispositions transitoires suivantes. Les
classes élémentaires seraient transformées en écoles annexes fréquentées à la fois
par les élèves du lycée et les enfants du quartier. On décrèterait l’équivalence de la
section B du premier cycle et de l’enseignement primaire supérieur, qui est gratuit.
Enfin, dans la section D du second cycle, on attribuerait le tiers des bourses à des
élèves sortant de l’enseignement primaire supérieur. On verserait également dans
cette section les candidats instituteurs, et l’on supprimerait les écoles normales.
Fourniols X., « Chronique », BESAL, n°1, 15 janvier 1905, p. 15.
Mais de telles propositions sont rares. Dans l’ensemble, la pensée enseignante du
secondaire tente de freiner le mouvement de réforme engagé en 1902 en justifiant à tout prix
le maintien d’un dualisme scolaire dès le niveau élémentaire des études secondaires. Mais
les partisans de l’équité ségrégée fondatrice de l’ordre secondaire se sentent obligés de se
placer désormais, eux aussi, sur le terrain de l’égalité des enfants devant l’enseignement.
Si, pour donner satisfaction au principe d’égalité et permettre aux élèves des écoles
primaires d’entrer directement en sixième, le plan d’études de 1902 a mis en harmonie
les programmes de la septième et de la huitième avec ceux du cours moyen et du
cours élémentaire des écoles publiques, le caractère de chaque enseignement n’a
point été modifié. Tandis que l’enseignement primaire, qui doit donner dans un temps
limité un ensemble complet de connaissances, reste forcément quelque peu
dogmatique, l’enseignement élémentaire, moins lié par le temps et les programmes,
peut se préoccuper davantage de la formation des esprits et préparer plus
efficacement ses élèves à recevoir la culture secondaire.
Chailley H., professeur de septième au lycée de Douai, « La suppression des classes
élémentaires », BESAL, n°1, 15 janvier 1910, p. 9.
17
La fermeture des classes élémentaires précipiterait donc les enfants de la bourgeoisie vers
l’enseignement privé, aggravant la distance avec les enfants du peuple :
Ainsi la suppression des classes élémentaires aurait pour conséquence de rejeter vers
un enseignement hostile à l’État la masse des enfants de la classe moyenne qui
reçoivent à présent l’éducation laïque et républicaine des lycées et collèges. Loin de
contribuer à la fusion des éléments sociaux, elle creuserait plus profondément encore
le fossé qui sépare la bourgeoisie du prolétariat.
Chailley H., professeur de septième au lycée de Douai, « La suppression des classes
élémentaires », BESAL, n°1, 15 janvier 1910, p. 11.
On voit ici à l’œuvre une forme rafraîchie de la doctrine de l’équité ségrégée : la séparation
des enfants du peuple et de ceux de la bourgeoisie dans des établissements distincts mais
placés sous le contrôle de l’État et partageant les mêmes valeurs républicaines (la solidarité
entre classes, l’unité nationale, la laïcité), est la formule la plus juste socialement et la plus
efficace économiquement. L’équité ségrégée est le moyen de former de bons citoyens dans
la diversité des catégories sociales, rendue inévitable par la division du travail. La séparation
des ordres scolaires préserve donc la cohésion sociale contre le péril de la lutte des classes.
L’équité ségrégée maintient les riches et les pauvres dans le giron de l’école de la
République.
En offrant aux gens qui peuvent ou qui veulent payer un enseignement élémentaire
payant incontestablement supérieur à celui des écoles libres, l’État ne fait qu’obéir à la
loi de concurrence, il attire à lui par le seul moyen dont il dispose actuellement la
plupart des enfants de la bourgeoisie. Il se défend et défend la cause de la démocratie.
Chailley H., professeur de septième au lycée de Douai, « La suppression des classes
élémentaires », BESAL, n°1, 15 janvier 1910, p. 11.
Est-ce que l’épreuve de la guerre et du brassage social des tranchées fit évoluer ces
différentes postures ?
L’après-guerre et l’impossible union sacrée dans la paix
Après la première guerre mondiale, l’école unique tend à devenir la référence de tout projet
réformateur, auquel le mouvement des Compagnons devait bientôt chercher à obtenir
l’adhésion générale. Cependant, l’unanimité ne se fait pas autour de cet objet imposé par les
mouvements d’opinion de la gauche réformatrice. Nous n’étudierons pas ici en détail le
projet des Compagnons parce que nous l’avons déjà fait longuement ailleurs15, mais aussi
parce que cette doctrine n’est pas l’expression d’une pensée critique enseignante. Nous
nous bornerons ici à citer quelques exemples qui montrent comment, dans les derniers mois
de la guerre et au tout début de l’après-guerre, les cultures primaires et secondaires
s’opposent plus radicalement encore qu’avant le conflit.
Une première séquence parut pourtant favorable à un tel élan : l’application de l’union sacrée
dans la refondation d’une France unie et fraternelle était un thème omniprésent dans les
discours politiques de l’époque :
Français, dont les fils ou les frères se sont rencontrés là-bas dans l’égalité du risque et
de la mort, rencontrez-vous à votre tous dans l’effort commun pour faire le France
grande et l’humanité libre.
15
Garnier Bruno, Les combattants de l’école unique : Introduction à l’édition critique de L’Université nouvelle
par ‘les Compagnons’, des origines à la dispersion du groupe (1917-1933), Lyon, INRP, 2008.
18
Thomas Albert, « Union sacrée », La Solidarité, Journal universitaire (LSJU),
1er décembre 1917.
Avant même que les Compagnons ne s’en emparent, le journal La Solidarité de Léon
Deschamps avait décidé d’ouvrir une tribune à tous les enseignants de tous les ordres, afin
d’entretenir la flamme de l’union sacrée.
Aussi bien, La Solidarité qui a ouvert la voie pour les revendications corporatives, veut
être la première à s’engager sur le terrain des réformes universitaires, qui sont d’intérêt
national et corporatif à la fois. Le personnel enseignant voit traiter dans les journaux
politiques, avec plus ou moins de compétence, les questions pédagogiques dans
lesquelles sont impliqués l’avenir de la France et le sien : n’aura-t-il pas à cœur de les
traiter lui-même dans un journal à lui ? La presse universitaire s’enlisera-t-elle dans la
défense d’intérêts pécuniaires ou dans des rivalités de grades ou de classes ?
Deschamps Léon, « La Solidarité est une tribune indépendante », LSJU, 15 octobre
1918.
Après avoir lancé un appel entendu aux souscriptions, Léon Deschamps cite les points à
l’ordre du jour : « 1/ L’enseignement démocratique : gratuité, obligation, neutralité ; 2/
L’enseignement idéaliste et l’enseignement réaliste ; 3/ la décentralisation et le régionalisme
au regard des programmes, des contrôles et des sanctions ; 4/ la corporation universitaire,
ses rapports avec les pouvoirs publics et son organisation intérieure ». On reconnaît ici
plusieurs des thèmes que s’apprêtent à développer les Compagnons. Mais ces thèmes ne
sont pas repris dans les revues professionnelles des enseignants. Le Journal des lycées,
que vient de créer Raoul Thauziez, relaye les sujets de préoccupation du moment dans son
numéro de juillet 1918 : protestations contre les retards de paiement et de l’application des
promotions, crise du recrutement, relèvement des salaires.
Quand on leur parle d’égalité des enfants devant l’instruction et d’école unique, les
personnels du secondaire se cabrent dans une posture de défense de la haute culture. Ils
rejettent l’accusation d’un enseignement secondaire de classe et promeuvent ce qui
deviendra plus tard la posture du démo-élitisme décrite par André Robert en ces termes :
« Tout en prétendant vouloir l’élargissement des bases sociales du recrutement des élèves,
le démo-élitisme pose d’emblée et a priori l’autonomie, la supériorité et la distinction
définitive du secondaire16 ». On en perçoit les prémisses dans un article de P. Félix Thomas
de juillet 1918, affirmant que l’enseignement secondaire est « un enseignement général et
désintéressé » et que « les bourses l’étendent de plus en plus au peuple qui ne le reçoit trop
souvent que pour augmenter le nombre des fonctionnaires, des ratés et des aigris ». Mais
surtout, il dénonce « l’hostilité qui sépare le primaire du secondaire […] dont la cause réside
dans la jalousie des uns et la vanité des autres17 ».
C’est donc arc-boutés sur une posture de sélection de l’élite par la haute culture que les
professeurs de lycée, dans leur majorité, abordent la question de l’égalité des enfants devant
l’instruction. Obligé de prendre position sur la question de l’école unique, Daudin, dans le
Journal des Lycées (JdC), adopte une posture des plus malthusiennes :
N’est-il pas hautement désirable que les établissements d’enseignement secondaire,
moins nombreux peut-être qu’aujourd’hui, mais bien pourvus de personnel qualifié et
de ressources matérielles, se débarrassent des non-valeurs qui surchargent nos
classes, et fassent en sorte d’accueillir, voire d’attirer à eux, par un procédé de
16
Robert André. D. « Les professeurs des classes élémentaires des lycées et leur représentation : crépuscule et
postérité d’une idéologie catégorielle (1881-1965) ». P. Caspard, J-N. Luc, P. Savoie, Lycées, lycéens,
lycéennes ; deux siècles d’histoire, Paris, INRP, 2005, p. 328.
17
Thomas P. Félix, « Notes sur l’enseignement secondaire », Revue de Paris, 1er juin – 1er juillet 1918.
19
sélection moins défectueuse que l’examen actuel des bourses, quelques-uns des
enfants les mieux doués du peuple paysan et ouvrier ? Il ne sera pas aisé, après que
les plus pauvres auront été admis si largement au privilège de la tranchée, de réserver
à l’adolescent de condition bourgeoise le devoir de s’instruire selon ses aptitudes et
ses vocations.
Daudin, H, « Défense professionnelle et réformes de l’enseignement », JdL, n°4,
juillet 1918.
C’est assez dire que la réforme de l’école démocratique ne fait pas partie des priorités des
professeurs de lycée.
Conclusion
Si la lecture des articles et tribunes de la presse professionnelle et amicaliste des années
1900-1918 confirme l’existence d’une pensée critique enseignante, celle-ci revêt une
dimension centripète, évidemment contraire à la recherche de consensus.
Cela dit, cette pensée critique existe et elle s’appuie sur des considérations politiques
générales qui tendent à devenir incontournables : la laïcité, menacée jusqu’en 1905, tient
une place centrale chez les instituteurs au début du XXe siècle. L’égalité des conditions
d’enseignement et l’application de l’obligation d’instruction, surtout en milieu rural, sont
importants également. Mais le thème de l’égalité devant l’instruction prend de l’importance
au fil des années, lui aussi, bien qu’il soit, à plusieurs titres, un sujet de clivage : clivage
entre les modèles de référence et en même temps clivage entre les ordres. Le sort à
réserver aux classes élémentaires de l’enseignement secondaire est un sujet vif et considéré
comme crucial pour l’avenir des ordres. Les instituteurs, idéologiquement unis dans la
conscience qu’ils ont de leur mission républicaine, ne savent pas si une réforme conduisant
à transformer leur école en un degré d’études vers le lycée, ne leur ferait pas perdre leur
statut conquis de haute lutte et leur mission d’instruction des enfants du peuple pour toute
leur vie. Les professeurs du secondaire voient dans le projet de l’école unique la menace
d’une contagion de la culture primaire dans ce qui fonde leur identité sociale : les humanités,
plutôt que l’instruction. C’est ici que s’enracine cet objet hybride qu’est le démo-élitisme,
comme tentative désespérée de conciliation du conservatisme avec le projet de
démocratisation qui menace de tout emporter.
20
Les propositions critiques du PCF en matière scolaire :
révolution et/ou changement dans le système éducatif
(1930-1970)
André D. Robert
Université de Lyon 2, ECP, IFé/UJM
Résumé : Parce que le parti communiste a beaucoup compté dans la vie politique française
des années 1930 (dix ans après sa naissance) aux années 1980, qu’il se voulait
« révolutionnaire » et qu’il a participé - bien que très soumis au modèle soviétique – au
façonnage d’un communisme à la française, qu’il a fortement influencé à ce titre la société
française dans tous ses secteurs, il apparaît justifié d’examiner quelles furent ses positions
relativement à la question scolaire articulée à celle des rapports sociaux de classe, au regard
d’une perspective d’émancipation. Ce parti a en effet prétendu adopter, dans tous les
domaines de l’activité économique et sociale, des positions essentiellement critiques qui
ont évolué dans le temps d’une critique de table rase à des formes de critiques plus
dialectisées. En matière d’éducation, de pédagogie et de réorganisation du système scolaire,
c’est cette évolution – dont la visée s’est toujours affichée comme émancipatrice - qu’entend
prendre en considération cette communication. De quelles alternatives éducatives le PCF at-il été porteur au nom d’un projet voulu révolutionnaire, et en même temps – du moins à
partir d’une certaine date – supposé réaliste et réalisable à relativement court terme ? Quels
enseignements est-il possible de tirer de cette analyse historique ? Notre attention se portera
plus spécialement sur les années 1930, 1943, 1964 et 1970.
Mots-clés : parti communiste français, critique, révolution, émancipation, réforme scolaire.
Abstract : Because the communist party counted a lot in the French political life from the
1930s to the 1980s, because it participated - although very subdued in the Soviet model - in
the shaping of a French-style communism, and because it strongly influenced the French
society in general, the sector of the education in particular, it seems justified to examine :
what were its positions with regard to the question of the school, articulated in that of the
social classes relationships ; the role it has devolved to these in success or in school failure.
With regard to all the sectors of the economic and social activity, this party claimed to adopt
essentially critical positions which evolved in the time from a criticism of tabula rasa to forms
of criticisms more moderate and dialectical. Our paper will consider this evolution - whose
aim always displayed as emancipative- in matter of education, pedagogy and reorganization
of the school system. What educational alternatives did the PCF carry in the name of a
revolutionary deliberate project, and at the same time - at least from a certain date – what
realistic and practicable solutions did it claim in a relatively short period? Our attention will go
more specially over the 1930s, 1943, 1964 and 1970.
Key words : French communist party, criticism, revolution, emancipation, school system
reform.
21
Parce que le parti communiste a beaucoup compté dans la vie politique française des
années 1930 (dix ans après sa naissance) aux années 1980,
qu’il se voulait
« révolutionnaire » et qu’il a participé - bien que très soumis au modèle soviétique – au
façonnage d’un communisme à la française, qu’il a fortement influencé à ce titre la société
française dans tous ses secteurs, il apparaît justifié d’examiner quelles furent ses positions
relativement à la question scolaire articulée à celle des rapports sociaux de classe, au regard
d’une perspective d’émancipation. Ce parti a en effet prétendu adopter, dans tous les
domaines de l’activité économique et sociale, des positions essentiellement critiques qui
ont évolué dans le temps d’une critique de table rase à des formes de critiques plus
dialectisées. En matière d’éducation, de pédagogie et de réorganisation du système scolaire,
c’est cette évolution – dont la visée s’est toujours affichée comme émancipatrice - qu’entend
prendre en considération cette communication. De quelles alternatives éducatives le PCF at-il été porteur au nom d’un projet voulu révolutionnaire, et en même temps – du moins à
partir d’une certaine date – supposé réaliste et réalisable à relativement court terme ? Quels
enseignements est-il possible de tirer de cette analyse historique ? Notre attention se portera
plus spécialement sur les années 1930, 1943, 1964 et 1970.
La critique radicale initiale de l’école
Le jeune parti communiste, né en décembre 1920 du congrès de Tours, adopte
d’abord des positions radicales en matière scolaire situées dans une optique délibérément
révolutionnaire. Si l’on peut en effet repérer deux traditions dans le mouvement socialiste visà-vis de l’école, une tradition héritée des Lumières, faisant de l’institution scolaire une
structure à forte potentialité émancipatrice ou libératrice qu’il s’agit de révéler en usant de la
critique (tradition à laquelle se rallient, avec des nuances, Jaurès et même Guesde18), et une
tradition « syndicaliste » (anarcho-syndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire plus
précisément) voyant dans l’école un instrument entièrement au service de la bourgeoisie
dont la classe ouvrière doit se détourner, c’est indéniablement à ce second courant que se
rattache le parti communiste jusqu’à la moitié des années trente au moins19. A la tactique
politique « classe contre classe », promue par la direction du PCF sous l’impulsion de
l’Internationale communiste20 à partir de 1927, correspond une analyse de l’école qui perçoit
en celle-ci une mystification idéologique prétendant apporter au prolétariat des éléments
favorables à l’élévation de son niveau de conscience alors qu’elle ne fait – même en étant
laïque – qu’accentuer son aliénation. En vertu de cette position, certains idéologues vont
jusqu’à prôner l’ignorance du peuple, car celle-ci préserve au moins des mauvaises
influences transmises par l’école bourgeoise. Ainsi que le déclare, dans le bulletin de
l’Internationale des travailleurs de l’enseignement (ITE), organisation (née en 1903) avec
laquelle le PCF fait correspondre ses positions21, un militant comme P. Bouthonnier : « En
régime capitaliste, le rôle des institutions démocratiques est de camoufler aux yeux des
masses populaires la dictature de la bourgeoisie »22. Le communiste français Georges
Cogniot23 se trouve sur cette ligne puisqu’il devient le 15 août 1932, après le congrès de
18
Voir à ce sujet l’article de Marc Riglet « L’école et la Révolution : aspects du discours révolutionnaire sur
l’école pendant l’entre-deux-guerres », Revue française de science politique, vol. 28, n° 3, 1978, 488-507. Voir
aussi F. Mole, L’école laïque pour une République sociale, Rennes, Lyon, PUR/INRP, 2010, 1e partie, chap. I.
19
M. Riglet, art. cité.
20
Cf. Ph. Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste, t. 1, 1920-1945, Paris, Fayard, 1980, pp. 280-283.
21
Cf. Laurent Frajerman, « Le rôle de l’ITE dans l’émergence de l’identité communiste enseignante en France
(1919-1932) » in Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 85, 2001.
22
M. Riglet, art. cité.
23
Georges Cogniot (1901 - 1978). Normalien supérieur, agrégé de lettres, il sera chargé en 1938 de fonder la
revue La Pensée, organe du « rationalisme moderne », entraînant avec lui dans cette entreprise le savant Paul
Langevin.
22
Hambourg, secrétaire général de l’ITE, où il milite depuis plusieurs années. Rien n’est à
sauver dans l’institution scolaire, et les outils révolutionnaires de la classe ouvrière - syndicat
et parti inspiré par la doctrine anarcho-syndicaliste - ont à inventer une contre-école, aux
contenus révolutionnaires, antithétiques de la morale et du savoir bourgeois. Dans l’univers
syndical national, cette posture critique radicale, portée dès 1910 par certains membres de la
FNSI, s’est par exemple incarnée dans un militant comme Laurin, partisan d’une « morale
des producteurs » contre la « morale traditionnelle et mystique » : « les instituteurs ont le
devoir de présenter les faits de façon à bien faire comprendre la lutte qui se poursuit entre la
classe ouvrière et la classe capitaliste »24. Cette orientation se traduit plus tard notamment
par la mise au point d’un (contre) manuel d’histoire qu’élabore la commission pédagogique
de la Fédération unitaire de l’enseignement25 en opposition aux « manuels chauvins »26
(1927). L’existence de Cahiers de contre-enseignement prolétarien, dans la mouvance de
l’ITE, est également significative27.
Le tournant du Front Populaire et de l’année 1943 : une critique plus
dialectisée
Bien que ce soit le même Georges Cogniot qui devienne le responsable des
questions scolaires au PCF à la fin des années trente, une nouvelle politique communiste va
être amorcée pendant et dès avant 1936, la tactique « classe contre classe » étant
abandonnée au profit de celle de « front populaire » (alliance avec les socio-démocrates) et
de « main tendue » aux catholiques. Ainsi que le montre Marc Riglet, le PCF a commencé à
apporter des rectificatifs à ses positions intransigeantes dès 1932, se rapprochant alors (et
ne se contentant plus de l’invoquer formellement) de la conception léniniste de l’héritage
critique28. Après les législatives victorieuses de mai 1936, la direction du PCF opte – comme
on sait - pour le soutien au gouvernement de Front Populaire, sans participation. Cela vaut
pour la nouvelle politique scolaire mise en œuvre par Jean Zay, incluant un rapprochement
avec la problématique de l’Ecole unique, fortement récusée naguère, qui exige, via la notion
de mérite, de traiter de la question des aptitudes29. Si la presse communiste se montre dans
l’ensemble favorable aux mesures décidées par Jean Zay, elle réclame des moyens
financiers accrus et émet certaines réserves à l’égard des classes d’orientation, fondées sur
le principe de la détection des aptitudes dans toutes les catégories de la population scolaire.
Ainsi Georges Cogniot s’inquiète dans Les Cahiers du bolchevisme de la faillibilité des
orienteurs qui risquent de «décider, à peu près définitivement, de l’avenir des enfants quand
ces enfants n’ont que onze ans »30. On voit se dessiner, dans la conception communiste,
24
In L’Ecole Emancipée, 22.10.1910, cité par F. Mole, op .cit. p. 155.
FUE, fédération unitaire de l’enseignement, existant de 1922 à 1935 au sein de la CGTU (scission de la CGT
en 1921), minoritaire, mais rassemblant les révolutionnaires (dissidents du PCF ; orthodoxes de la MOR ;
anarcho-syndicalistes de la Ligue syndicaliste).
26
« Pour nous, toute l’histoire est l’histoire de la civilisation. Nous avons voulu en donnant au travail et à l’étude
de la vie matérielle et morale leur place de premier plan, non seulement jeter un regard sympathique sur la
condition des travailleurs, mais éclairer l’histoire qui ne prend tout son sens qu’en la concevant d’un point de vue
matérialiste », tract de la Fédération de l’enseignement, rédigé par Dommanget, cité in Bernard, Bouet,
Dommanget, Serret, Le syndicalisme dans l’enseignement, Histoire de la Fédération de l’enseignement des
origines à l’unification de 1935, t. 3, p. 24, Grenoble, coll. IEP de Grenoble, broché, ronéoté, s.d.
27
Evoquée par G. Cogniot in Parti pris, op. cit., t. I.
28
M. Riglet, art. cité.
29
« L’école unique résout simultanément deux questions : elle est l’enseignement démocratique et elle est la
sélection par le mérite ». Cf. Bruno Garnier, Les combattants de l’école unique, Lyon, INRP, 2008.
30
Cité par Jean-Yves Seguy, Les politiques de démocratisation de l’enseignement secondaire dans l’entre-deuxguerres, thèse de doctorat Lyon 2, décembre 2010, dir. A. Robert, p. 328.
25
23
une distinction entre l’aptitude-état (notion rejetée) et l’aptitude-potentialité
développement grâce aux (bonnes) sollicitations externes (notion plébiscitée).
de
Pendant la guerre, le projet communiste de 194331, rédigé dans la clandestinité par
Georges Cogniot32, et communiqué aux mouvements de résistance intérieure, affirme les
grands principes d’une réforme de l’enseignement. Se ralliant à l’école unique, et déplorant
qu’elle n’ait pas été réalisée, ce qui constitue un tournant majeur, ce projet-programme
préconise un enseignement du second degré différencié mais réel pour tous, ayant pour
finalité de « faire épanouir chaque personnalité », fondé sur une sélection par les seules
aptitudes faite « avec sincérité », ménageant des passerelles entre les filières, accompagné
d’un système de bourses réévaluées. Ce document contient une critique sévère de la nature
même de l’enseignement en vigueur en France. Est d’abord et fondamentalement dénoncée
la dissociation entre « aptitude à étudier et possibilités d’étudier ». Contenus et méthodes de
l’enseignement secondaire sont ensuite passés au crible (tournés plus vers le passé que
vers le présent, « à base de rhétorique », « pédagogie livresque », vie laissée à la porte de
l’école, éthique « suspendue en l’air »). Pour autant, de façon très dialectique, le texte ne
manque pas de souligner les « vertus humanistes de l’enseignement français », en mettant
au jour – selon la méthode marxiste – les contradictions à l’œuvre en son sein, par exemple
à travers le rôle de la science dans l’enseignement primaire, ou à travers des « caractères
susceptibles d’interprétations progressives » comme la classe de philosophie dans le
secondaire. C’est le noyau rationaliste de l’école française qui est ici mis en valeur par delà
ses défauts, avec le rappel de la formule d’Alfred Fouillée d’une école « amie des idées », et
de son orientation essentiellement kantienne, sensible notamment dans les Ecoles normales
d’instituteurs.
Il n’est pas étonnant que le même texte consacre une place à faire l’éloge de la
pédagogie soviétique et donc à la proposer comme modèle de référence. A partir du postulat
selon lequel la société soviétique est désormais exempte de divisions internes, l’auteur du
document voit l’école unique réalisée en URSS : « il n’y a de promotion que du mérite et […]
le mérite peut toujours être promu ». La notion de « self-government » (largement promue
par le courant de l’éducation nouvelle d’origine anglo-saxonne) est ici revendiquée comme
centrale33. Il s’agit en effet de lier dialectiquement la transmission des connaissances
relevant de l’autorité enseignante avec le développement de l’esprit d’initiative et du selfgovernment des élèves, la pédagogie soviétique réalisant mieux que toute autre « l’unité
entre ceci et cela ». Les méthodes valorisées sont évidemment actives, les portes de l’école
grandes ouvertes sur la vie, le type d’homme visé étant un futur « maître de la technique
moderne », doté d’un « tour d’esprit polytechnique » indispensable pour « agir librement ». Il
n’est évidemment pas besoin de souligner la part d’illusion que recèle la description de la
société et de l’école caractéristiques de l’Union soviétique, « pays où il n’y a point de gloire ni
de situation plus haute que celle de l’homme qui fait bien sa tâche, quelle que soit cette
tâche ». Du point de vue qui nous intéresse ici plus particulièrement, il est symptomatique de
relever que le principe marxiste d’une harmonie réalisée dans la division du travail de la
société socialiste («de chacun selon son travail, à chacun selon ses besoins »), déjà porteur
d’interrogations en lui-même, se combine avec un retour – inévitable, comme nous l’avons
anticipé - de la référence aux aptitudes, et même aux ‘dons’, mais cette fois complètement
admise et justifiée : « Une telle société ne permet pas seulement le développement complet
31
Esquisse d’une politique française de l’enseignement, présentée par le PCF aux groupements de la Résistance,
AN/71 AJ 63. Réf : 23 671. 36 pages dactylographiées, non signées.
32
Comme il l’indique dans ses mémoires, Parti pris, Paris, Editions sociales, 1976, t. 1, D’une guerre mondiale
à l’autre, p. 498, et comme le mentionneront les publications de ce texte réalisées par le PCF après-guerre.
33
Trois mentions à peu d’intervalle dans le texte.
24
et harmonieux de chaque individu dans la seule limite de ses dons, elle l’exige, elle a besoin
des capacités de tous ses enfants ».
Haut niveau d’exigence et sélectivité
Plaçant en son cœur la revendication d’un enseignement du second degré pour tous,
dans la lignée d’un discours jamais appliqué d’Edouard Herriot datant de 1920, et de la
politique du Front populaire, le projet communiste se réclame fondamentalement du
rationalisme, un rationalisme non coupé de la vie réelle. Se démarquant tout à la fois de
l’intellectualisme et de l’individualisme mal compris, il recommande donc une pédagogie de
plus en plus « rationnelle, libérale et populaire » ayant en vue la promotion d’une culture
générale conçue comme de très haut niveau, et qui – dans les classes primaires - réalise la
synthèse entre « l’activité joyeuse et spontanée de l’enfant et la transmission bien réglée des
connaissances définies ». Parmi les éléments fondamentaux à transmettre au long de la
scolarité, l’enseignement du langage34, la pratique de l’observation et de l’expérience,
l’observation raisonnée des principes de la production moderne, la « technique du
laboratoire et de l’établi », l’étude de l’organisation du travail social, la discussion des
grandes théories scientifiques, la critique historique et philosophique, l’analyse
psychologique et littéraire, la réflexion esthétique et morale35. L’école nouvelle conçue par
les communistes doit être ouverte sur la vie sociale, et à ce titre accueillir en son sein
« l’esprit de la technique moderne et de la vie sociale moderne », entretenir des relations
effectives avec les organisations syndicales, et organisations populaires. C’est en cela
qu’elle est « populaire » précisément. Elle est également appelée à « donner aux parents
certains droits qui n’empiètent pas sur l’indépendance nécessaire du corps enseignant »,
faire converger éducation scolaire et éducation familiale. Les méthodes actives préconisées
ont pour visée de mettre en valeur « l’initiative de l’élève », ce qui confère à l’entreprise
éducative d’Etat son caractère libéral, favorable à l’épanouissement de chaque personnalité.
Cette école entend former des intelligences curieuses, capables de « jugement droit », ce
qui revient à réaffirmer son aspect rationnel, conduisant à la formation de « générations
viriles et nobles » (sic).
Se met ici en place ce qui deviendra une constante du discours communiste relatif
aux contenus scolaires. Ouverte à tous plus longtemps, et incluant un enseignement de
second degré pour tous, l’école démocratiquement transformée ne doit pas voir son niveau
d’exigence se réduire ; au contraire, le respect du peuple se mesure au fait que le niveau de
« la culture générale » qui doit lui être transmise est élevé. Cet aspect s’exprime notamment
dans le texte de L’Esquisse auquel nous nous référons par l’affirmation du « refus de
l’amateurisme ». Il s’agit de ne pas mépriser les enfants du peuple désormais autorisés à
accéder à un enseignement qui leur était précédemment majoritairement fermé (aspect
démocratique) et de procéder, sur des bases justes, à une sélection ultérieure des meilleurs
élèves (aspect élitiste), ce qui constituera indéniablement un progrès social par rapport à la
situation antérieure, dans le cadre d’une scolarité prolongée. En considération de la mise en
œuvre en amont d’une véritable égalité des chances de développement36 - par la résorption
de la pauvreté, l’attribution de bourses, l’organisation de cours de rattrapage, l’observation
continue, l’usage d’un livret scolaire - le projet communiste se montre partisan d’une sévérité
sans faille en aval. « Telle est précisément la formule démocratique : possibilité pour tous de
34
Le texte se réfère ici explicitement à Pestalozzi en évoquant le langage comme « moyen d’éclaircir les
idées ».
35
On notera la convergence de certains éléments de cette analyse communiste avec des thèmes et des termes
employés sous la Commune de Paris en 1871, cf. Bruno Garnier, Figures de l’égalité, Deux siècles de
rhétoriques politiques en éducation (1750-1950), Louvain-la-Neuve, Académia, Bruylant, 2010, pp. 173-179.
36
C’est l’expression exactement employée.
25
faire un long essai de leurs forces et de leurs talents et ensuite sélection sérieuse des mieux
préparés et des plus capables ».
« Les ‘dons’ n’existent pas », un nouveau changement de
perspective
Au début des années soixante, les institutions scolaires françaises ont commencé à
être mises en système et ont à ce titre été profondément réformées par la politique gaulliste,
qui prétend à la fois offrir le maximum de chances à tous les élèves et – au terme de cette
offre ‘égalitaire’, telle du moins qu’elle est argumentée dans les rhétoriques officielles –
sélectionner durement, au regard des besoins de l’économie et du marché de l’emploi37. Sur
ce versant de la sélection, des voix encore très puissantes se font entendre pour attribuer à
la seule biologie la distribution inégale des aptitudes chez les individus, ce qui – en termes
triviaux très répandus dans l’opinion – est traduit par la distinction entre sujets « doués » et
« non doués ». La revue communiste L’Ecole et la nation, fondée en 1951, intervient dans la
polémique autour des « dons » en publiant un article retentissant du philosophe communiste
Lucien Sève38.
Celui-ci, prenant d’abord à revers la croyance aux dons naturels (en s’appuyant sur
les arguments de l’expansion considérable de l’enseignement secondaire dans les dernières
décennies, sur la réfutation des préjugés selon lesquels les femmes ou certains peuples
seraient « inaptes » à la pensée rationnelle), n’entend pas se soustraire aux questions
difficiles que contient la conviction inverse de la part décisive de l’influence du milieu dans la
formation des capacités individuelles : différences de réussite entre frères ou sœurs élevés
dans les ‘mêmes’ conditions, évidente diversité des aptitudes, facteurs héréditaires présidant
à la formation de génies ou de handicaps mentaux, etc. Pour une fois, la notion d’aptitude
fait l’objet d’une tentative de définition : « capacité psychique d’effectuer un acte donné, sans
préjuger l’origine de cette capacité, et à plus forte raison sans renvoyer à une disposition
native. Dans ce sens, le mot capacité est préférable »39.
Avant d’aller plus loin dans la réponse aux objections et le développement de ses
propres positions, Lucien Sève établit la thèse qui sera la sienne : la diversité indéniable des
aptitudes intellectuelles n’est pas une conséquence « fatale » des données biologiques lesquelles ont une existence et une incidence de fait - mais elle est fondamentalement
tributaire des conditions sociales du développement de ces aptitudes, conditions « qui
décident de tout ». Cette thèse marxiste, ou plus exactement matérialiste dialectique,
apparaît on ne peut plus classique. La démonstration part du constat de la multitude des
échecs scolaires qui, malgré la volonté, le désir et les efforts parentaux, font naître le
sentiment de quelque chose de l’ordre d’une fatalité ou d’une prédestination. C’est à un
véritable déni de l’éducabilité que conduit la quantification à l’œuvre dans les tests
d’intelligence, en ce sens qu’elle enferme le sujet à la fois dans une mesure donnée pour
définitive, et en lui-même (puisqu’elle prétend absolutiser les facultés de celui-ci en dehors
de tout rapport avec son monde social). Lucien Sève cite ici Henri Wallon : « Il n’y a pas
d’aptitude que l’on puisse définir sans un objet propre à ces aptitudes […] Nous ne pouvons
pas parler d’un enfant à l’état pur, d’un enfant qui aurait des aptitudes absolues, d’un enfant
qu’il faudrait laisser se développer purement et simplement : lorsque nous voulons parler des
37
Cf . André D. Robert, L’école en France de 1945 à nos jours, Grenoble, PUG, 2010, pp. 61-62.
L’Ecole et la nation, n° 132, octobre 1964, pp. 39-64. Article repris dix ans plus tard dans une version allégée
dans GFEN, L’échec scolaire, Doué ou non doué ?, Paris, Editions sociales, 1974, 28-51.
39
Note ajoutée par l’auteur en 1974.
38
26
aptitudes de l’enfant nous devons parler d’aptitudes ayant un certain objet »40. Et c’est alors
que s’opère dans le raisonnement du philosophe communiste un début de renversement
dialectique : en conséquence de ce qui précède, l’échec n’est pas une indication sur le sujet
seul, l’enfant, l’élève, mais sur la tâche elle-même et au-delà sur le système éducatif et au
fond sur le monde social dont celui-ci émane. On a donc affaire autant, voire plus à un échec
de la société que de l’individu. Habile, cet argument recèle néanmoins dans ses
extrapolations des fragilités. Quoique dans la même ligne, les questions-arguments suivants
paraissent plus solides : « […] pourquoi les études secondaires telles qu’elles vont – telles
qu’elles ne vont pas – dans la France d’aujourd’hui sont inaptes à développer l’intelligence
de cet individu ? ». Après les traditionnelles mises en cause du manque de moyens, la
réitération d’une opposition de fond entre le rapport Langevin-Wallon et la réforme gaulliste41,
est avancée la forte affirmation, non dénuée de fondement au regard de la prospective
tracée par les Plans successifs depuis 1946, selon laquelle les échecs scolaires constituent
en fait « le résultat social cherché » (échec semblant ici être assimilé aux emplois
subalternes, principalement de l’industrie). De fait les Plans avaient bien pour fonction de
définir les besoins de l’économie nationale en matière d’emplois et d’orienter ainsi en amont
les flux scolaires de manière à les faire correspondre avec des répartitions d’élèves en
filières, en fonction de leurs ‘aptitudes’. Ainsi l’exposé des motifs accompagnant le décret du
6 janvier 1959 portant réforme de l’enseignement public réserve une place de choix au
terme « aptitude », la réforme des CES en 1963 répartit les élèves en sections très
différenciées, etc.
Lucien Sève poursuit sa démonstration en recourant à d’autres arguments empruntés
à la psychologie marquée par le matérialisme marxiste (en citant le soviétique Leontiev42, le
français René Zazzo). S’attardant sur le concept d’éducation, il souligne que celle-ci ne
saurait être réduite à la seule intervention scolaire, qui en est même selon lui « la part la
moins importante », mais concerne « ce qui arrive à l’individu chaque jour de sa vie et 24
heures sur 24 ».
Enfin, la proposition pédagogique finale faite par le philosophe communiste apparaît
tout à fait iconoclaste, à un moment où néanmoins le parti reste dans sa doctrine partisan
d’un égalitarisme républicain, et où la politique de discrimination positive n’a pas encore
pénétré à l’intérieur des frontières françaises, loin de là. Pour mesurer l’aspect détonant de
cette proposition, il n’est d’ailleurs que de se reporter aux réactions communistes mitigées
que provoquera vingt ans plus tard l’instauration de la politique des ZEP inaugurée en 1981.
Pour l’heure (1964), il s’agit d’organiser un « effort systématique et multiforme de rattrapage
des échecs et des retards » et de donner « à chacun l’enseignement dont il a besoin pour
progresser comme les autres », entreprise qui – par son projet de systématicité – diffère de
la timidité des propositions antérieures (simples cours de rattrapage). Autrement dit, par un
de ces retournements que justifient l’idée même et la pratique de la dialectique au sens
marxiste, l’idéologie du collectivisme, dont nous avons vu au début combien elle pouvait
prétendre occulter la problématique des aptitudes individuelles, accouche ici - au nom d’une
lutte pour l’égalité pensée dans les conditions sociales réelles d’existence des inégalités d’une volonté de promotion des individualités et de leurs besoins propres, pour révéler les
aptitudes qu’un système pervers a empêché d’éclore. Rappelons-nous aussi que cette
revendication de prise en compte prioritaire des besoins individuels se télescope avec la
proposition que le système scolaire s’adapte aux élèves plutôt que l’inverse, cela étant
certes imaginé dans la perspective d’une société sans classes seule permettant le
40
Intervention, en tant que vice-président du GFEN, au Congrès de Nice de la Ligue internationale d’éducation
nouvelle (1932).
41
Sur ce point, cf. A.-D. Robert, op. cit., pp. 52-53.
42
Leontiev, « Education et développement psychique », Recherches internationales, n° 28, 1961.
27
développement réel des personnalités. « La négation des ‘dons’ n’est pas la négation de la
diversité des aptitudes, elle n’a rien à voir avec l’utopie égalitariste, mais elle est solidaire de
l’humanisme avancé pour qui la diversité des aptitudes doit cesser d’être celle d’individus
parcellaires et rabougris par l’assujettissement à la division du travail et des classes pour
devenir plus tard, dans la division du travail de type supérieur qu’instaurera le communisme,
l’aspect successif et multiforme de l’épanouissement complet des personnalités ».
Conclusion : nouvelles propositions pour l’école et perspective
humaniste critique
Après une première version d’un projet de réforme de l’école présentée dans le n° de
février 1967 de L’Ecole et la nation43, le PCF, au début des années 1970, en même temps
qu’il œuvre pour l’union de la gauche et l’élaboration d’un programme commun de
gouvernement44, s’emploie à échafauder une proposition de loi, portant création de l'«’Ecole
fondamentale’, démocratique et moderne», qu’il publie sous le titre Reconstruire l’école45. Ce
texte, inspiré en grande partie du plan Langevin-Wallon, prévoit un tronc commun de 9 ou
10 classes, pivot de l’«Ecole fondamentale » (classes hétérogènes, maîtres de même
qualification, appartenant à un corps unique de la maternelle à la terminale, enseignement
commun pour tous). Conscients des limites de cette ambition pour tous sans distinction ni
discrimination, les auteurs – au premier rang desquels Pierre Juquin qui signe l’ouvrage –
indiquent que « dès la petite enfance, des mesures seront prises en faveur des élèves qui ne
peuvent suivre le reste de leur classe », en espérant ne pas pérenniser cette situation.
Culture générale et culture pratique ne doivent pas être opposées, le but ultime recherché
étant le développement maximal des potentialités de chaque personnalité (aucun examen
n’étant prévu avant l’âge de 18 ans). Une large gamme d’options sera offerte afin de
diversifier l’enseignement, sans que cela conduise à la reconstitution de filières cloisonnées
ou fortement différenciées. L’«orientation démocratique » accompagnera l’élève tout au long
de sa scolarité, en veillant à le guider par la réussite plutôt que par l’échec, et l’école
fonctionnera comme une institution ouverte, offrant – après les heures de classe régulières –
des possibilités d’études, des services culturels, des activités de détente, sur la base du
volontariat des participants.
De cette conception, on pourrait dire sur un mode moral qu’elle est généreuse,
autorisant la mise en œuvre du principe d’éducabilité presque tout au long de la vie ; sur un
mode scientifique qu’elle est fondamentalement dynamique et évolutive, s’appuyant sur le
refus de tout fixisme naturaliste (après y avoir jadis temporairement cédé), sur une
dialectique nature/société dans laquelle la donnée biologique, évidemment présente, est dès
l’origine et en totalité travaillée, remaniée, transformée par les facteurs culturels
environnementaux. Ainsi une aptitude n’est pas préformée, mais acquise (d’autant mieux
que les facteurs sociaux, familiaux, scolaires se sont avérés initialement favorables). Sur
quel socle ? Sur la base d’une aptitude à acquérir des aptitudes, précisément. N’est-ce pas
retomber dans un fixisme naturaliste de second niveau, plus caché en quelque sorte ? Non,
prétendent les communistes intervenant dans ce débat, car cette aptitude doit être entendue
stricto sensu, c’est-à-dire comme une potentialité, une donnée en puissance (répartie chez
tous les humains, sauf exception pathologique) qui demande à entrer en interaction avec des
conditions extérieures pour se structurer, et qu’il appartient à l’école de développer
favorablement en la personne de tous ses élèves, indépendamment de leur classe sociale.
43
Projet diffusé à 20 000 exemplaires au début de mai 1968, objet d’une deuxième édition en février 1970.
Conclu entre le PCF, le Parti socialiste et les radicaux de gauche en 1972.
45
Paris, Editions sociales, 1973.
44
28
Pour autant, cette conception n’est pas exempte de paradoxe, sinon de contradiction,
quand elle argumente parfois - certes pour des raisons tactiques que le malthusianisme des
politiques scolaires vis-à-vis des enfants du peuple permet de comprendre – dans le sens
d’une usurpation commise par les enfants issus de la bourgeoisie qui poursuivent des études
alors qu’ils n’en ont pas les moyens intellectuels. Un autre paradoxe tient dans la
dénonciation de l’échec de l’école plutôt que dans l’incrimination des inaptitudes des élèves
(ce qui devrait conduire en toute logique à une position franchement révolutionnaire)
combinée avec la proposition d’une ré-adaptation des élèves en difficulté, (solution de fait
adaptative à la forme scolaire telle qu’elle est, fût-ce par une politique systématique de
compensation dans une école améliorée). Un troisième « paradoxe » présente un caractère
conjoncturel, quoique politiquement significatif : entre février et mai 1972, un revirement
s’opère quant à la conception de l’Ecole fondamentale, l’idée d’une continuité primaire/
premier cycle du secondaire cédant le pas au maintien d’une césure enseignement
primaire/enseignement de type lycée au niveau de la 6e (mais cela relève d’un autre type
d’analyse) 46
Il n’en reste pas moins que, par delà leurs limites, les analyses et positions ici
analysées situent le parti communiste français dans une perspective fondamentalement
confiante dans l’éducabilité humaine, porteuse d’une conception ouverte et dynamique de
l’homme, doté d’aptitude à former des aptitudes évolutives au cours de son existence pour
autant que les conditions favorisantes soient organisées ; perspective voulue comme réaliste
à court terme (d’où l’acceptation d’en rabattre en matière de révolution), d’autant plus réaliste
que soutenue pendant plusieurs décennies par des militants actifs et nombreux, avant un
déclin rapide amorcé dès le début des années 1980.
46
Sur cet aspect, voir C. Lelièvre, « Quid de l’école du peuple et des différentes strates du système éducatif ? »,
Carrefours de l’éducation, Hors-série n° 2, novembre 2011, p. 90.
29
La pédagogie de Reggio Emilia (Italie) : une expérience
démocratique selon Loris Malaguzzi ? (1960 à nos jours)
Emilie Dubois
Université de Rouen, Laboratoire CIVIIC
Résumé : Depuis 1963, la ville italienne de Reggio Emilia s’est lancée le défi de fournir aux
plus jeunes une éducation préscolaire municipale alternative affichant comme objectifs la
lutte contre la routine à l’école, la volonté de transformer l’utopique en possible et le possible
en réel, dans un élan démocratique pour prévenir la réémergence du fascisme qui
bouleversa la ville et ses environs, bastions communistes forts et donc cibles répétées des
répressions fascistes de la seconde Guerre Mondiale. Loris Malaguzzi (1920-1994), le
fondateur de cette approche, s’est inscrit aux côtés des femmes des mouvements féministes
de l’après-guerre, pour offrir aux jeunes générations une éducation démocratique mettant en
avant l’importance de considérer l’enfant comme un citoyen d’aujourd’hui, doté de droits qu’il
faut défendre et respecter. Se perpétuant encore aujourd’hui, l’approche reggiane semble
maintenant être inscrite dans le patrimoine municipal de Reggio Emilia, cité particulière au
peuple patriote. Carlina Rinaldi, figure actuelle regianne écrit : « On peut dire que Reggio
Emilia est un mouvement social pour l’éducation et que ses écoles sont les nouvelles places
publiques où s’exerce la démocratie » (Rinaldi, 2006, p. 14)47. La pédagogie reggiane serait
alors à considérer comme un exemple de pensée critique qui a donné lieu à une expérience
pédagogique effective, partagée par toute une ville soucieuse initialement de l’émancipation
de ses enfants, souhaitant ensuite poursuivre cet élan démocratique en leur faisant
expérimenter le fait de démocratie au quotidien dans les écoles.
Mots clés : expérience pédagogique démocratique, Loris Malaguzzi, pensée critique,
préscolaire, Reggio Emilia.
Resumen :
Desde 1963, la ciudad italiana de Reggio Emilia, se ha puesto un desafio ofrecer a los más
jóvenes una educación preescolar municipal alternativa que tiene por objetivos la lucha
contra la rutina en la escuela, la voluntad de transformar la utopía en posible y lo posible en
realidad, todo eso en un impulso democrático con fin de evitar el resurgimiento del fascismo
que sacudió a la ciudad y sus alrededores, fuertes bastiones comunistas, lugares de
numerosos actos de represión fascista durante la Segunda Guerra Mundial. El fundador de
este enfoque, Loris Malaguzzi (1920-1994), ha acompañado a las mujeres de los
movimientos feministas de la época de la postguerra, para ofrecer a los jóvenes una
educación democrática insistiendo en la importancia de considerar al niño como ciudadano
de hoy, con derecho que deben ser defendidos y respetados. Todavia siguiéndose, el
enfoque Reggiano parece ahora ser incluido en el patrimonio de la ciudad de Reggio Emilia,
ciudad particular al pueblo patriótico. Carlina Rinaldi, personaje reggiano actual escribe: "Se
puede decir que Reggio Emilia es un movimiento social por la educación y que las escuelas
son los nuevos lugares públicos donde la democracia se ejerce" (Rinaldi, 2006, p. 14)48.
Entonces la pedagogía Reggiana tiene que ser considerada como un ejemplo de
pensamiento crítico que ha dado lugar a una experiencia pedagógica efectiva, compartida
por toda una ciudad inicialmente preocupada por la emancipación de sus niños. Una ciudad
47
RINALDI, C. (2006). In dialogue with Reggio Emilia – Listening, researching and learning, Contesting Early
Childhood.
48
Ibid.
30
deseando, después, seguir este impulso democrático, de manera que sus niños
experimentan el hecho democrático día a día en las escuelas.
Palabras clave : experiencia pedagógica democrática, Loris Malaguzzi, pensamiento crítico,
preescolar, Reggio Emilia
Abstract : Since 1963, the Italian city of Reggio Emilia has launched the challenge to provide
young children with an alternative municipal preschool approach which aims at fighting
against routine at school, transforming the utopian into possible and the possible into reality,
with a democratic impulse to prevent the reemergence of fascism that shook the city and its
surroundings which were communist strongholds and therefore repeated targets of the
fascist repression during World War II. Loris Malaguzzi (1920-1994), the founder of this
approach, has joined the feminist movements of the postwar period, to offer young people a
democratic education emphasizing the importance of considering the child as a nowadays
citizen, with rights to be defended and respected. Still perpetuated today, the Reggio
approach seems to have indeed become part of the Heritage City of Reggio Emilia, a
peculiar city with its patriotic people. Carlina Rinaldi, a Reggio’s current figure writes:
« Reggio can be said to be a social movement on childhood and its schools new public
spaces for democratic practice » (Rinaldi, 2006, p. 14)49. The Reggio approach could then be
considered as an example of critical thinking that led to an effective educational experience,
shared by an entire city initially concerned about the emancipation of its children, then
wishing to extend his democratic moment by making them experiment democracy every day
at schools.
Key words: Critical thinking, democratic educational experience, Loris Malagussi, preschool,
Reggio Emilia.
Située au nord de l’Italie, dans la région de l’Émilie Romagne tout près de Bologne, la
ville de Reggio Emilia a une histoire bien singulière. “Città del Tricolore” / Ville du Tricolore,
cité où le 7 janvier 1797 est né le drapeau tricolore italien ; “Città rossa” / Ville rouge, qui
connaît une longue tradition de gouvernements successifs de gauche aux politiques sociales
fortes ; mais également, et c’est ce qui nous intéresse tout particulièrement même si nous
verrons que le tout est lié, la “Città educativa” / Ville éducative, théâtre d’une expérience
préscolaire communale originale qui fait ses débuts officiels à l’aune des années 60. Loris
Malaguzzi (1920-1994) est celui que l’histoire a retenu comme étant la figure de proue de
cette expérience pédagogique qui se poursuit encore aujourd’hui. En parvenant à faire de
l’éducation des jeunes enfants de sa ville une préoccupation municipale de premier plan, il a
contribué à la construction d’un réseau de crèches et écoles maternelles qui proposent une
éducation dite “alternative” affichant parmi ses principes pédagogiques l’écoute, la
démocratie, l’émancipation de l’enfant ou encore la participation citoyenne. La revue de la
littérature spécialisée dans le champ de la petite enfance ainsi que les ouvrages et articles
scientifiques sur la thématique, témoignent de l’intérêt que cette approche semble remporter
aujourd’hui sur la scène pédagogique mondiale. Pédagogie de l’écoute, pédagogie active,
pédagogie artistique, curriculum émergent… les tentatives de classification de l’approche
reggiane sont nombreuses la rendant ainsi plus complexe encore. Le développement à
suivre se propose de considérer la pédagogie reggiane comme le fruit d’une véritable
construction intellectuelle et rationnelle de Loris Malaguzzi. Nous nous interrogerons ainsi
sur son appartenance ou non à celles et ceux qui dans le monde enseignant ont élaboré une
pensée critique donnant par la suite vie à une expérience effective. Ou autrement dit plus
49
Ibid.
31
précisément, peut-on considérer l’expérience reggiane
démocratique émergeant de la pensée critique de Malaguzzi ?
comme
une
expérience
La pédagogie de Reggio Emilia, une expérience démocratique ?
Reggio Emilia est, nous l’avons précisé, une ville, de taille moyenne, environ
170 000 habitants, au cœur de l’Émilie Romagne, région particulièrement dynamique et
économiquement prospère d’Italie50. Elle est le terrain d’une expérimentation pédagogique
préscolaire qui débute officiellement par l’ouverture de la première école maternelle
municipale, l’école Robinson, le 5 novembre 1963, dont Loris Malaguzzi assure la
coordination. Avant toute tentative qui viserait à mieux comprendre Reggio Emilia, il nous
semble être important de consacrer un premier temps d’étude à la présentation de Reggio
Emilia, à ce qu’est la pédagogie reggiane ; une présentation nécessaire à l’appropriation
d’un système considéré et revendiqué comme complexe (Edwards, Gandini et Forman,
1998, p. 197). S’il est entendu que la pédagogie peut être :
« une action complexe, fédérée par des valeurs (l’idée que la pédagogie se fait
de l’homme, de la société, et de leur rapport mutuel) et par des hypothèses
relatives au développement des individus, à leur manière de se construire et de
se projeter dans une vie sociale harmonieuse » (Raynal et Rieunier, 1997, p.
264),
quelles sont les valeurs qui sous-tendent la pratique démocratique reggiane ?
Les grands principes reggians
Parmi les grands principes reggians, principes étant entendus en tant que postulats
admis comme base de raisonnement pédagogique, la démocratie semble occuper une place
de premier ordre. Loris Malaguzzi veut faire de ses écoles les lieux d’exercices par
excellence de ce principe fort. Selon Carlina Rinaldi, importante figure actuelle reggiane :
« Reggio can be said to be a social movement on childhood and its schools new
public spaces for democratic practice » (Rinaldi, 2006, p.14).
[On peut dire que Reggio Emilia est un mouvement social pour l’éducation et que
ses écoles sont les nouvelles places publiques où s’exerce la démocratie].
Rappelons en quelques lignes les origines de l’expérience reggiane, avant l’ouverture
officielle de l’école Robinson en 1963. Nous sommes en 1945, quelques jours après la fin de
la Seconde Guerre Mondiale dans un petit village de la campagne reggiane, Villa Cella. La
population locale, très marquée par la répression fasciste (bastion communiste résistant), se
lance dans la construction d’un établissement d’accueil de la prime enfance autogéré.
Malaguzzi, alors enseignant à Reggio Emilia lorsqu’il apprend l’existence de cette étonnante
50
http://www.regione.emilia-romagna.it [consulté le 1 février 2012]
32
construction, décide d’apporter son soutien au bon fonctionnement de l’établissement
construit brique après brique (Barazzoni, 2000). Surpris par l’enthousiasme de la population
consciente que l’ignorance des plus pauvres a permis au fascisme d’opérer durant le conflit
et donc déterminée à offrir aux jeunes générations les moyens d’une instruction solide dès le
premier âge pour par-dessus tout prévenir la réemergence du fascisme, Malaguzzi prendra
finalement le train démocratique en marche et aura à cœur de transformer cette ferveur
locale en une expérience pédagogique démocratique cohérente et concrète.
Les valeurs qui sont ainsi défendues à Reggio Emilia sont chères à la démocratie : la
solidarité, le respect des différences, la tolérance, le dialogue, l’écoute ou le débat. La
défense des droits des enfants y trouve une place de première importance. Considérant
l’enfant comme un citoyen d’aujourd’hui et non un citoyen en devenir, Loris Malaguzzi a fait
en sorte d’inscrire la défense et la promotion des droits des enfants dans les missions
officielles de ces écoles51. Les enfants ayant le droit à la liberté d’expression (article 13 de la
Convention Internationale des Droits de l’enfant), ils doivent bénéficier par voie de
conséquence au droit d’être écoutés et entendus. L’écoute est ainsi à la base de la pratique
pédagogique démocratique reggiane.
« Listening as time, the time of listening, a time that is outside chronological time
– a time full of silences, of long pauses, an interior time » (Rinaldi, 2006, p. 65).
[L’écoute c’est le temps, le temps de l’écoute, un temps qui est en dehors du
temps – un temps plein de silences, de longues pauses, un temps intérieur].
La situation pédagogique doit prendre en considération ce temps d’écoute, suivi du
dialogue et du débat. Pour cela, les acteurs reggians ont pris le parti de renoncer à
l’imposition d’un programme prescriptif lui préférant un déroulement de l’année fondé sur la
progettazione, concept italien littéralement construit à partir du terme projet (les enseignants
ont des objectifs éducatifs généraux mais pas de buts spécifiques à atteindre, formulés à
l’avance pour chaque projet ou activité. À partir de leurs connaissances et expériences, ils
formulent des hypothèses sur les réalisations probables. À partir de ces hypothèses, ils
construisent ensemble des objectifs flexibles et souples, qui s’adaptent aux besoins et aux
intérêts des enfants). Reggio Emilia est ainsi également une utilisatrice de la pédagogie du
projet. Qu’il soit à court, moyen ou long terme, le projet va permettre aux enfants de s’investir
en groupe et selon leurs envies autour d’une idée première qui donnera lieu par la suite à
tout un travail en profondeur permettant la mise en activité de l’enfant devenu ainsi acteur et
décideur de son propre apprentissage (Edwards, Gandini et Forman, 1998, p. 251).
Soucieux de respecter et de prendre en considération l’hétérogénéité caractéristique des
élèves, le projet est intimement lié ici à une différenciation de la pédagogie que les
enseignants appliquent quotidiennement dans leurs classes. Considérant l’enfant comme un
être riche en potentialités, la pédagogie de Reggio Emilia repose sur une image forte et très
positive de l’enfant. C’est un enfant qui, pour avancer, a besoin de comprendre le sens de ce
qu’il fait et de ce qu’on lui fait faire. Cet enfant peut construire ses propres apprentissages
par l’expérience et être créatif, imaginatif.
« […] es un niño que, desde el nacimiento, desea sentirse parte del mundo
[…] » (Malaguzzi, 2001, p. 20).
51
Cf. Regolamento scuole e nidi d’infanzia del Comune di Reggio Emilia, en ligne :
http://www.scuolenidi.re.it/allegati/Regolamentonidiscuolinfanzia%20.pdf [consulté le 1 février 2012]
33
[ […] c’est un enfant qui, dès la naissance, désire faire partie du monde].
Malaguzzi insiste même :
« Avec le recul, je constate qu’aujourd’hui encore, le rôle des enfants comme
guides, comme incitants, comme protagonistes et coprotagonistes de
l’expérience éducative, est resté une valeur à laquelle nous croyons »
(Malaguzzi, 2004, p. 11).
Dans la lignée du courant des méthodes actives héritées de l’Éducation nouvelle,
l’enfant est placé au cœur et à la base des situations éducatives. S’il existe un élément de la
pédagogie reggiane qui reflète cette prise en considération des potentialités des enfants,
c’est plus particulièrement ce qu’ils ont nommé la théorie des Cent Langages de l’enfant. Les
Cent Langages de l’enfant sont une métaphore utilisée à Reggio Emilia pour désigner les
multiples possibilités que l’enfant possède pour s’exprimer et communiquer. Inspirée par
Howard Gardner et sa théorie des intelligences multiples (1983), Malaguzzi a souhaité que
les enseignants, les éducateurs, soient attentifs à l’expression de ces cent langages de
l’enfant lui laissant ainsi l’opportunité de s’exprimer librement. Parmi les plus connus : le
langage classique (la parole, l’écriture), le langage graphique, mais aussi les langages
symbolique, corporel, logique, fantastique, les langages du son, de l’odeur, du toucher, de la
lumière ; le langage pictural, le langage plastique, le langage musical, celui des images, de
l’éducation iconique, du corps, des gestes, le langage scénique…
L’organisation et les outils quotidiens
Afin de pouvoir mettre en pratique ces principes, considérés comme autant de
valeurs qui sous-tendent la philosophie reggiane, Malaguzzi a dû repenser toute
l’organisation pédagogique dans ces institutions. Pour commencer, il a tenu à ce que la
construction architecturale des bâtiments soit pensée en respectant l’utilisation qui en sera
faite. Dans une volonté de maintenir le dialogue constant, de clarté et de luminosité, les
écoles reggianes sont des écoles modernes, aux pièces vastes, aux matériaux
soigneusement sélectionnés52. Tout est adapté aux enfants (à leur taille, à leur mobilité, à
leurs envies) : jardins extérieur et intérieur, petit mobilier pour que l’enfant puisse avoir un
usage autonome, dispositifs de communication construits par les enfants (deux entonnoirs et
un tuyau) pour leur permettre de communiquer entre les pièces, larges vitres qui remplacent
les hauts murs sans vie, des panneaux d’information, des photos, dessins… et l’esthétique
est très soigné. Les écoles reggianes sont souvent de grandes écoles neuves. Un atelier et
des mini-ateliers (implantés dans chaque section) sont une autre caractéristique reggiane. Ils
sont le lieu où les Cent Langages de l’enfant peuvent aisément prendre vie sous le regard
attentif des enseignants et autres adultes présents.
Les enseignants travaillent en binôme et le même duo d’enseignants supervisera le
même groupe classe pendant les trois années de sa présence dans l’établissement. De
manière à renforcer encore les connaissances des spécificités de chacun des enfants, la
52
Cf. images d’illustration sur :
http://www.indire.it/aesse/content/index.php?action=read_school&id_m=3469&id_cnt=5405
février 2012]
34
[consulté
le
2
durée continue d’enseignement devient un atout. À leurs côtés, un atelierista, référent
enseignant spécialisé en art, porte un regard supplémentaire sur le déroulement de la
situation pédagogique et apporte ses compétences au quotidien dans les écoles. Les
parents sont régulièrement présents dans les enceintes scolaires et leur adhésion au projet
pédagogique démocratique reggian est fondamentale.
« The participation of the families is just as essential as is the participation of
children and educators » (Edwards, Gandini et Forman, 1998, p. 102).
[La participation des familles est simplement aussi importante que celle des
enfants et des éducateurs].
Les familles, volontaires, partageant des valeurs communes, engagées, confiantes,
désireuses d’apporter leurs connaissances, les enseignants soucieux de les intégrer aux
établissements et de respecter leurs avis, ce dialogue constant et soutenu par la
municipalité, a fait de
la participation une caractéristique de l’identité de l’expérience
reggiane.
Autre membre de l’équipe éducative, le pedagogista quant à lui, est un éducateur
complémentaire : universitaire spécialiste en éducation, il a à sa charge plusieurs écoles
dont il assure les liens permanents et la coordination pédagogique. Il est un soutien aux
enseignants qui le souhaiteraient, garant théorique et pratique du respect des valeurs
reggianes, contact privilégié entre les parents, les enseignants et la municipalité (Edwards,
Gandini et Forman, 1998, pp. 127 – 137). Il s’agit donc d’une équipe pédagogique
nombreuse et complète qui quotidiennement travaille aux côtés des enfants.
Désireux de les inscrire dans une démarche de praticiens réflexifs qui questionnent,
se questionnent, se remettent en question, cherchent et progressent ensemble, Malaguzzi,
lui-même enseignant de formation, va instaurer un mode de fonctionnement de
l’enseignement basé sur la documentation. L’observation (vidéo ou prise de notes), outil de
prédilection de la documentation, va est être cœur de séances de re-visite, de re-cognition
collective de situations pédagogiques lors desquelles les enseignants sont confrontés à leurs
représentations et à leurs images en situation d’enseignement. Plusieurs objectifs sont ainsi
visés : identifier ensemble les moments clés des apprentissages des enfants, s’améliorer,
collaborer avec les autres enseignants, rendre toujours plus lisible et transparente
l’expérience pédagogique reggiane (Hoyuelos, 2004, p. 7).
La pédagogie de Reggio Emilia, cet ensemble d’éléments que nous venons de
présenter, où se mêlent, s’entremêlent et s’articulent des réalités, des pratiques, des valeurs,
des outils, des dispositifs, est intimement liée (si ce n’est conditionnée) par les idées de
l’homme à qui elle est presque systématiquement associée : Loris Malaguzzi. Né en 1920 à
Correggio, non loin de Reggio Emilia, cet enseignant spécialisé en psychologie a été le
porteur du projet reggian sur les scènes publique, politique et éducative jusqu’à son décès
brutal en 1994. Il est décrit dans les textes comme l’initiateur, le défenseur, le promoteur de
l’approche reggiane (Rinaldi, 2006, p. 53). Sa personnalité atypique, sa conception du métier
d’enseignant, sa vision de la pédagogie, sont à l’origine de ce que nous considérerons à
présent comme l’émergence d’une pensée critique qui donna lieu à une expérience effective
en matière d’éducation démocratique. Le concept de pensée critique, entendu ici comme la
35
construction intellectuelle et rationnelle, peut-il être associé au parcours singulier de
Malaguzzi ?
L’émergence de la pensée critique de Loris Malaguzzi
Si l’on peut entendre par exemple la pensée critique comme une manifestation de la :
« pensée essentiellement du questionnement, de la mise en cause des préjugés,
de l’opinion et qui implique un certain type de processus de pensée comme la
problématisation, l’argumentation et la conceptualisation53 » (Tozzi, 2010),
les tentatives de définitions que nous livre la littérature scientifique à son propos sont
nombreuses et nous renvoie par voie de conséquence à plusieurs acceptions de ce concept.
Selon Boisvert (1999) qui tente une classification des définitions, pour Kurfiss (1988), elle est
une investigation et donc un processus actif, pour Lipman (1991) elle est une pensée
facilitante, alors que pour Mc Peck (1981) elle est plutôt une habileté du scepticisme réflexif,
et les auteurs qui se prêtent à l’exercice de la définition sont encore nombreux. Nous est-il
possible d’y inscrire Malaguzzi ?
Une pensée critique pratique complexe
À la fois théoricien et praticien de sa propre action éducative (Houssaye, 1993), Loris
Malaguzzi passe systématiquement au crible de son esprit critique les travaux d’auteurs qui
l’intéressent, pédagogues mais pas seulement (psychologues, philosophes, architectes,
politiques…). Pour rejoindre la définition de Mc Peck, Malaguzzi est un homme qui agit en
éducation avec un certain scepticisme. À tous ceux qui peuvent lui reprocher de défendre
une image démesurément positive de l’éducation et de l’enfant, il répond :
« Non si tratta di un ottimismo ingenuo, ma di scetticismo verso le certezze del
passato, del presente e del futuro » (Dahlberg, 1996, p. 6).
[Il ne s’agit pas d’un optimisme ingénu, mais d’un scepticisme envers les
certitudes du passé, du présent et du futur].
Il s’agit même pour Loris Malaguzzi de dépasser les oppositions des concepts, les
« faire danser ensemble » (Dahlberg, 2004, p. 22). Malaguzzi a toujours cherché à établir
des liens entre toutes choses. Il s’est refusé d’admettre les dichotomies stériles et leur a
préféré le dialogue et la construction collective et dynamique en réseaux. Cette vision
personnelle est d’ailleurs très significative quant à la construction de l’expérience reggiane
parfois décrite en utilisant l’image du « puzzle » (Hoyuelos, 2004, p. 6). Les principes
reggians, les outils quotidiennement utilisés dans les classes, ne sont pas des créations
inédites de Malaguzzi. S’il est assez aisé d’associer Freinet à l’imprimerie scolaire et au texte
libre, Korczak à son tribunal pour enfants, Montessori à son matériel « scientifique »
sensoriel par exemple, l’exercice devient vite plus délicat lorsqu’il s’agit de Reggio Emilia.
Tenter de dresser une courte définition mais qui soit précise et complète de la pédagogie
reggiane serait pour certains la réduire, renoncer à sa complexité et également la figer :
53
Cf. Michel Tozzi, (2010). L’éveil de la pensée critique disponible :
http://www.philotozzi.com/2011/03/entretien-sur-la-pensee-critique/ [consulté le 8 février 2012]
36
« El pensamiento de Malaguzzi es complejo, coherentemente contradictorio, no
esquemático ni reductible a un molde que se pueda reproducir » (Beresaluce
Diez, 2008, p. 248).
[La pensée de Malaguzzi est complexe, d’une cohérente contradiction, non
réductible schématiquement à un moule qui puisse être reproduit].
Malaguzzi est un adepte du chaos générateur d’ordre, de l’acceptation de la réalité
sans négation de sa complexité. Il n’aime pas revenir sur la liste des personnes qui ont pu
inspirer ses choix pédagogiques. Lorsque la demande se fait insistante, il énumère un grand
nombre de pédagogues ou penseurs de l’éducation (parmi eux beaucoup issus de
l’Éducation nouvelle). Il aime à citer par exemple Rousseau, Pestalozzi, Locke, Fröbel,
l’école active de Bovet et Ferrière, Dewey, Freinet, Decroly, Wallon, Claparède, Makarenko,
Piaget, Vygotsky, Bruner, Freire, Fromm, Bronfenbrenner, Rogers, Gardner, Staffer, les
courants de la psychologie sociale, Bateson, Varela, les neurosciences et la liste est encore
longue. Pour construire son puzzle reggian, Malaguzzi a donc puisé dans ses lectures, dans
ses rencontres, dans le progrès scientifique, le matériau nécessaire à l’élaboration de son
approche, réadaptant parfois des outils, s’appropriant des valeurs, en rejetant d’autres,
comme pour bâtir un édifice nouveau, autre, à la fois singulier et complexe qui pour lui
fonctionne comme un tout cohérent. Lorsqu’il est questionné sur ses inspirateurs Malaguzzi
répond :
« […] si quieres hacer buena pedagogía debes cerrar ya los libros de psicología,
pedagogía y didáctica » (Hoyuelos, 2001, p. 257).
[ […] si tu veux faire de la bonne pédagogie tu dois déjà fermer les livres de
psychologie, de pédagogie et de didactique].
Malaguzzi adore la lecture et dévore les livres qu’il annote à la main, soulignant les
idées importantes. Il considère que lire signifie entrer en dialogue avec les idées. Il aime
donc se confronter directement aux idées des auteurs qu’il problématise systématiquement.
Souvent, les universitaires ont pu lui reprocher de ne pas citer précisément ses sources, de
ne pas assez écrire. C’est parce qu’avec les auteurs qu’il lie et auxquels il s’intéresse,
Malaguzzi entame un premier dialogue entre les idées, puis en les soumettant
systématiquement à la réalité du terrain, il tente de bâtir sa preuve. Investigation et
processus actif (Kurfiss) sont ici au cœur de la pratique de la pensée critique Malaguzzienne.
« En rigor, no era prisionero de las ideas de nadie, aunque le gustaba beber de
todas las fuentes, como el humanista, para confundir sus aguas » (Beresaluce
Diez, 2008, p. 202).
« Actualizaba y metabolizaba los autores en cada momento y hacía con ellos
una operación de cuidado sacrílegio, sabiendo que lo unico sagrado – para él –
era el respecto de los derechos de los niños.
Las teorías para él, eran solo estímulos para pensar y luego olvidar. Pero por
encima de todo tenía la virtud de introducir a las teorías en un estadio de esperar
para verificarlas (matizarlas o desmentirlas) en la práctica. Era allí donde relía a
los autores, dondé quería descubrir cómo cada personaje estaba dentro del niño,
37
de cada niño. Desde esta práctica, las ideas se transformaban en el Ave Fénix
que renace con une nuevo plumaje » (Beresaluce Diez, 2008, pp. 233-234).
[En fait, il n’était prisonnier des idées de personnes, mais il aimait boire à toutes
les sources, comme l’humaniste, pour confondre ses eaux].
[Il actualisait et métabolisait les auteurs à chaque instant et il faisait avec eux une
opération soigneuse de sacrilège, en étant conscient que – pour lui – l’unique
élément sacré était le respect des droits des enfants.
Les théories pour lui, étaient seulement des stimulants pour penser puis à
oublier. Mais par-dessus tout il avait la capacité d’introduire des théories à l’état
d’espoir afin de les vérifier (les affiner ou les infirmer) par la pratique. C’était le
moment où il établissait un lien avec les auteurs, où il souhaitait découvrir
comment chaque personnage était à l’intérieur de l’enfant, de chaque enfant.
Avec cette pratique, les idées se transformaient en un phénix qui renaissait avec
un nouveau plumage].
La pensée critique complexe de Malaguzzi se construit donc par l’expérience, par la
pratique. Ne souhaitant pas être cantonné à un auteur de référence, un inspirateur unique
pour sa pratique pédagogique, Malaguzzi ne retient de ses lectures que les idées qu’il va
tester et non les penseurs qu’il va oublier volontairement. Néanmoins, il reste néanmoins un
homme qui se considère comme un éternel étudiant, toujours en apprentissage et il n’aura
donc de cesse de se tenir informé des progrès et nouveautés dans le domaine pédagogique,
de naviguer sur les traces des “grands pédagogues”, de multiplier les sources de son
apprentissage, d’inviter également ses collaborateurs à se former.
Une pensée critique collective de gauche
Lui, qui se défend toujours d’avoir agi seul et reconnait l’importance capitale dans
l’élaboration du système de la collaboration, du soutien de ceux qui l’entourent dans les
écoles, au niveau de la ville et de la municipalité, a fait de la complexité une caractéristique
essentielle de l’identité de son expérience. C’est finalement selon lui par l’intellectuel collectif
qu’il construit sa propre pensée critique. Comme de nombreux penseurs critiques à cette
époque, Malaguzzi est un homme de gauche qui rejoignit la Parti Communiste Italien en
1946 après le choc du fascisme. Il ira même jusqu’à prendre la direction d’un périodique
communiste Il progresso d’Italia jusqu’en 1951 et bien qu’il entretienne parfois des relations
conflictuelles avec les membres de son parti, il va peu à peu se glisser sur les devants de la
scène communiste reggiane, ses actions pédagogiques remportant ainsi davantage
l’adhésion de la municipalité (elle-aussi communiste et à qui il inspire donc confiance) et de
la population. Au fil des années, la pédagogie reggiane a pu s’installer dans les pratiques
enseignantes de la ville, soutenue par la commune, marquer son originalité dans le temps et
la durée. Désormais, plusieurs générations se sont succédées dans ces écoles depuis 1963
et rendent cette expérience bien plus forte encore car partagée de générations en
générations. Cette alternative pédagogique préscolaire est désormais bien ancrée dans
l’histoire de la ville, évoluant avec elle, faisant partie de son identité. Pourtant, encore
maintenant, l’expérience préscolaire reggiane semble imprégnée par l’impact de la
personnalité de Malaguzzi, expérience mouvante évoluant au fil de ses recherches
personnelles, de ses lectures, rencontres (Bruno Ciari, Uri Bronfenbrenner, Gianni Rodari,
Paolo Freire ou encore Howard Gardner) et voyages. Malaguzzi, depuis les premiers jours,
a toujours été là pour défendre son projet, impliqué au quotidien sur le terrain. À chaque
problème ou difficulté rencontrée, il fait face ; à chaque attaque, il répond ; à chaque
événement important, il est présent ; à chaque débat public, il prend la parole ; à chaque
38
récompense, il est associé. Depuis sa mort en 1994, ses successeurs ne cessent de
reconnaître dans l’actualité reggiane l’héritage propre de Malaguzzi à qui un Centre
International a été dédié en 2006 au cœur de la ville.
Pourtant, malgré l’impact et l’influence qu’il a pu avoir sur cette expérience, Malaguzzi
s’est toujours refusé à se voir attribuer son succès à lui seul. Il déclare sans cesse que sans
l’implication des familles, des citoyens, des enfants, sans le soutien de la municipalité
reggiane, une telle aventure pédagogique n’aurait jamais pu voir le jour. Malaguzzi, cet
homme si imposant par son attitude et ses mots comme se cachant derrière d’autres pour
expliquer le succès de son approche, c’est une attitude humble et questionnante sûrement
liée à ses convictions personnelles et même politiques d’un homme de gauche unissant
toute une communauté autour du bien-être des enfants de sa ville. Hameline écrit :
« L’histoire de l’éducation ne se réduit pas à la généalogie des “grands
pédagogues”. Pas de “grandes figures” sans la piétaille des “figurants”. Et ces
derniers ne sont en rien assimilables à des éléments mobiles du décor. Au théâtre
des opérations éducatives, les acteurs ce sont les troupiers. Acteurs se débattant
dans le jeu des facteurs. Comiques, certes, plus souvent qu’à leur tour. Tragiques,
aussi. Agents d’une entreprise dont ils n’ont le temps de leur passage, qu’une idée
approximative, même si cette idée s’obstine et tient la route.
Au demeurant, cet acteur démultiplié n’est pas voué à entrer en mémoire. La
mémoire ne retient que les figures, celles qu’elle confectionne à la mesure de
l’imagination dont elle est la maîtresse et la commanditaire. Il vaut sans doute
mieux le savoir et “faire avec” que se laisser à la naïveté de l’interdire » (Hameline,
2002, p. 9).
Malaguzzi, qui reconnaît l’importance dans le développement de la pédagogie
reggiane de ses collaborateurs a toujours mis en avant ces “figurants” qui l’entouraient, ces
“acteurs” qu’il a considérés comme essentiels à la réussite de son projet éducatif. Mais bien
qu’il n’ait cessé de le répéter, il est celui que l’histoire a retenu. Il est cette “grande figure“ au
cœur du succès reggian.
Conclusion
La connaissance du contexte historique singulier entourant l’expérience de Reggio
Emilia offre de nombreux éléments de compréhension, les appellations multiples de la ville
en sont de bons exemples : la “Città del Tricolore” et son peuple patriote depuis la naissance
du drapeau tricolore italien, la “Città Rossa”, lieu de nombreux épisodes violents de la
répression fasciste puis ses gouvernements successifs de gauche aux politiques sociales
fortes, la “Città Educativa”, cité d’éducation préscolaire marquée par l’engagement de toute
une municipalité autour de son réseau laïc de crèches et d’écoles maternelles communales
longtemps supervisé par Malaguzzi. Désireux de trouver la ligne directrice de son travail
éducatif, Malaguzzi a multiplié les lectures, voyages, rencontres pour construire son puzzle
reggian, s’attachant peu aux auteurs mais soumettant systématiquement à l’épreuve de la
pratique leurs théories. L’élan démocratique de la population à l’origine de la première
institution préscolaire reggiane a touché Malaguzzi, animé lui-aussi par la volonté de
permettre aux jeunes enfants de sa ville de vivre la démocratie au quotidien dans leurs
écoles. La pensée critique de ce pédagogue italien du XXème siècle a conduit à la réalisation
d’une expérience concrète d’éducation démocratique qui aujourd’hui encore lui reconnaît un
héritage certain. Malaguzzi, penseur critique sceptique, engagé dans une investigation et un
39
processus actif, tentant par la pratique de parvenir à mettre en œuvre une pensée
facilitante, a peu écrit. À tous ceux qui peuvent lui reprocher de ne pas avoir mis en mots son
expérience, Malaguzzi et ses collaborateurs répondent dans la lignée des valeurs qu’ils
défendent dans leurs institutions :
« Valga questo, […] a tacitare per sempre le critiche di chi sostiene che non ha
scritto abbastanza e che per questo la sua esperienza non può vantare dignità
scientifica. Reggio scrive, ma non soltanto attraverso la parola scritta.
Le scuole di Reggio Emilia sono un laboratorio e non un’enciclopedia, meglio
ancora sono un atelier in cui molti apprendisti sono benvenuti non per copiare,
ma per studiare, per capire e per mettere a punto la propria arte » (Mantovani,
1998, p. 9)
[Cela vaut, […] pour faire taire pour toujours les critiques de celui qui soutient
qu’il n’a pas assez écrit et que pour cette raison son expérience ne peut se
vanter d’une dignité scientifique. Reggio écrit, mais pas seulement à travers la
parole écrite.
Les écoles de Reggio Emilia sont un laboratoire et non une encyclopédie, mieux
encore elles sont un atelier dans lequel beaucoup d’apprentis sont les bienvenus
pas pour copier, mais pour étudier, pour comprendre et mettre au point leur
propre art].
Bibliographie
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School of Villa Cella. Reggio Emilia : Reggio Children.
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40
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Paris : ESF Editeur, pp. 13-24.
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RINALDI, C. (2006). In dialogue with Reggio Emilia – Listening, researching and learning,
Contesting Early Childhood.
41
Le double discours de la professionnalisation des
enseignants au Mexique, au regard de l’épistémologie
sociale selon Popkewitz
Julieta Espinosa
Universidad Autónoma del Estado de Morelos, Mexique
“The education system is a system
that disqualifies as well as qualifies.”
Lindblad y Popkewitz, 2001
Resumen : Los docentes en México están formados con base en dos concepciones que van
a configurar su hacer y su pensar. Por un lado, los docentes son identificados con una figura
esencial para el proceso educativo, generosa, honorable y documentada que transmitirá a
los alumnos una visión del país y, además, formas de socialización; por otro lado, se les
ubica como un trabajador del Estado en falta, con vacíos en sus conocimientos, formado en
programas de estudio anacrónicos, con formadores incapaces de reconocer las necesidades
contemporáneas para la educación.
Desde la epistemología social de Th. Popkewitz, se abordará esta dualidad de los docentes
desde tres aspectos: los documentos y las políticas oficiales, las formas de implentación
institucionales y algunos análisis de especialistas.
Mots clés : enseignants, formateurs, professionnalisation, épistémologie sociale, Popkewitz.
Abstract: Teachers in Mexico are formed through two concepts that will shape their doing
and thinking. On the one hand, teacher are identified with the key figure for the education
tasks, generous, honorable and documented that will communicate to Childs a vision of the
country and forms of socialization; on the other hand, teachers are located as a state
employee at fault, with gaps in their knowledge, trained in outmoded curricula, and theirs
trainers are unable to recognize the contemporary need of education.
In this short paper, from social epistemology T. Popkewitz, I will show this duality of teachers
'position', which involve overlapping discourses that relate the education politics and its
official documents, their implementation and some expert analysis.
Keywords: teachers, trainers, professionalization, social epistemology, Popkewitz
Introduction
La discusión sobre la profesionalización del trabajo docente, en la primera década del siglo
XXI, no es una preocupación nueva. El número que dedica la Revue de Sciences de
l’Education en 1993 al tema de la profesionalización de la enseñanza y de la formación de
docentes (Perron, et.al. 1993, p. 8), con autores estadounidenses, franceses, belgas y
suizos, indicaba que el asunto estaba en el aire. Más aún, señalaban los anfitriones de la
publicación:
42
Le choix québécois des années 1960 de professionnaliser le métier enseignant par le
passage obligé de la formation des maîtres à l’université reposait sur l’idée qu’à l’instar
d’autres occupations prestigieuses, on garantissait ainsi au métier enseignant tant une
nouvelle base scientifique solide et un statut social rehaussé qu’un lien vivifiant entre la
pratique enseignante et les sciences de l’éducation, entre l’école et l’université,
responsable dans son ensemble de cette formation., (Perron, et. al. 1993, p. 19. C’est
nous qui soulignons).
Es decir que los sistemas escolarizados de los países en desarrollo han propuesto a los
docentes, desde hace más de cuatro décadas, una otra concepción de su formación y de su
hacer cotidiano. Conducirlos a una idea de profesionalización de su práctica laboral, sin
embargo, incluye varios elementos evidenciados, por expertos e investigadores: la
implementación de los programas de formación inicial de docentes (Tedesco, 1998; VillegasReimer, 2003), la problemática elección de los contenidos del plan de estudios (Bourdoncle,
1993; Tardif, 1993; Perrenoud, 1996), las formas de convertir la profesionalización en objeto
de estudio (Lang, 1996; Paquay, 2005; Vanderstraeten, 2007; Wittorski, 2007) y los diversos
enfoques con los que se aborda (Maroy & Cattonar, 2002; Follari, 2002; Hofstetter, 2005;
Beck, 2009; Houpert, 2009; Altet, 2010).
Antes de analizar la profesionalización docente en México, expongamos, brevemente, la
cuadrícula analítica que nos permitirá estudiar lo anterior para el caso de México: la
epistemología y administración social de Thomas S. Popkewitz.
De l’épistémologie sociale à l’administration sociale
Las temáticas centrales que Popkewitz ha abordado en sus investigaciones conciernen: las
reformas en el sistema escolar estadounidense (Popkewitz, 1994), las condiciones que
permiten inaugurar el célebre programa ‘Teach for America’ en Estados Unidos (Popkewitz,
1998b), las consecuencias de algunos planteamientos de Foucault aplicados al campo
educativo (Popkewitz, 1998a), las nuevas formas de pensar el conocimiento y las políticas
en educación (Popkewitz & Fendler, 1999), la gubernamentalidad y la inclusión/exclusión en
los países europeos (Lindblad & Popkewitz, 2001), o el seguimiento de la idea cosmopolita
de las Luces en la trayectoria de la educación en Estados Unidos (Popkewitz, 2009).
Popkewitz sostiene que utiliza la expresión de ‘epistemología social’ para indicar las
relaciones que existen entre saberes, instituciones y poder. Dado que: “No existen
esquemas universales de razón y racionalidad, sino sólo epistemologías socialmente
construidas que representan e incluyen las relaciones sociales.” (Popkewitz, 1994, p. 44), es
necesario preguntarse por cuales vías las instituciones educativas (públicas y privadas) han
llegado a formular y proponer ciertas ideas, así como por las condiciones que han permitido
aplicar o implementar las políticas enunciadas por los gobiernos, o las recomendaciones de
los especialistas, o los grupos civiles, o los organismos internacionales.
Utilizo la epistemología para hacer referencia a cómo los sistemas de ideas que hay en la
escolarización organizan las percepciones, las formas de responder al mundo y a las
concepciones del < sí mismo >. Lo social en la epistemología resalta la incrustación
relacional y social del conocimiento..., (Popkewitz, 2003, p. 147. C’est nous qui
soulignons).
La problematización de Popkewitz tiene como eje la pregunta ¿bajo cuáles condiciones se
puede pensar o actuar de ‘x’ manera en educación? La profundización de las teorías, los
conceptos, las nociones o los términos, las políticas, las vías de implementación de las
estrategias en educación, entonces, implica entenderlos a partir del momento inmediato
anterior.
43
Con respecto a las teorías y los conceptos, es necesario comprender que se trata de
distinciones epistemológicas acordadas para pensar al mundo (educativo) de una cierta
manera. En ambos niveles, el objetivo es realizar un proceso ‘alquímico’ (Popkewitz, 2000,
p. 8) consistente en transformarlos en universales y estables, en válidos para cualquier lugar
y tiempo. Las políticas y las vías de implementación ensamblan diversos intereses colectivos
que, desde el inicio, han clasificado los problemas y han instaurado ciertas prácticas
(Popkewitz, 2003, p. 174).
Popkewitz concentra en la expresión ‘administración social’ su análisis sobre los objetivos de
los sistemas escolares. Cuando los gobiernos emiten directrices para el funcionamiento de
lo educativo, no sólo están organizando un sector que atiende a una fracción de la
población, sino que, además: i) instauran modos particulares de acción y participación de
todos los involucrados en el sistema escolar (alumnos, docentes, administrativos,
especialistas, expertos); ii) generan la distribución de la mancuerna exclusión/inclusión;
finalmente, iii) definen criterios de decisión para sus propuestas (cf. Popkewitz, 2000, p. 6-7).
La formación de la educación de masas moderna reunió los registros de administración y
libertad. Las políticas, el currículum y la investigación en el ámbito educativo se
construyeron como sistemas de saber destinados a la administración social de profesores
y niños., (Popkewitz, 2000, p. 10. C’est nous qui soulignons).
Professionnalisation des enseignants au Mexique
Veamos ahora cómo el tema de la profesionalización de los docentes en México, evidencia
los modos a través de los cuales los saberes, las instituciones y el ejercicio de las fuerzas (a
través las políticas) han generado variados cambios en las escuelas normales, con los
estudiantes, los formadores, los administradores y los especialistas. Lo que queremos
mostrar, es que se ha construido, inventado54 el perfil de un docente siempre insuficiente en
relación con las necesidades del país y de la sociedad; en efecto, lo que se puede distinguir
es la paulatina configuración de un55 docente que, a pesar de estar respaldado por su
interés en la enseñanza, por aceptar su misión y un compromiso laboral, no ha cumplido con
lo esperado.
Los docentes en México tiene más de dieciocho años en profesionalización y no cubren las
expectativas planificadas (RCEduNor, 2010, p. 4); tienen más de veintisiete años
formándose en el nivel superior, y son incapaces de realizar una reflexión sobre sus
prácticas en el aula (Czarny, 2003; Durán 2004); hace seis años que se iniciaron cambios
laborales para los formadores (Escuelas Normales) y todavía no pueden participar en
proyectos de investigación y producir conocimientos (Nieto, 2009), aún no han formado a los
docentes con las ‘competencias’ que se requieren para combinar la práctica con la teoría
(Mercado, 2007 y 2008). Lo que queremos mostrar, entonces, es cómo se ha ido
conformando una cierta manera de ‘pensar’ a los docentes: exaltarlos, juzgarlos, evaluarlos,
condenarlos y, finalmente, mantener la confianza en su ‘recuperación’56.
54
. Cf. Stengers 1995.
. No se trata de decir que no es cierto que los docentes en México tienen insuficiencias sino, lo que afirmamos
es que las condiciones han estado dadas justamente para que esa insuficiencia se mantenga o se acreciente.
56
, Usamos ‘recuperación’ como procedimiento de aquéllos que han perdido la salud o la libertad, y se proponen
‘volver a tenerla’ a través de atender su cuerpo o de terminar su estancia en la prisión.
55
44
El docente flexible, analítico, planificador y observador, o la profesionalización inalcanzable
En 2009, la OCDE encargó un análisis sobre las políticas educativas de docentes en México
a D. Nieto, una investigadora especialista del tema. En el documento entregado está la
mención constante al incumplimiento de las expectativas depositadas en los docentes para
su profesionalización (Nieto, 2009, p. 3 y 6), y al escaso impacto de la misma en el
aprovechamiento de los alumnos (Nieto, 2009, p. 41).
Los variados programas puestos en marcha (ver Tabla 2, Anexo 1): i) sobre la formación
inicial del docente (cambio del plan de estudios en 1997), ii) o la restructuración de las
escuelas normales (PTFAEN y PROMIN), iii) o la aplicación de evaluaciones a los docentes
(CM, PROMEP), iv) o los programas de actualización de los docentes (PRONAP), no han
sido eficaces, pues:
… un aspecto que debe preocupar a todos los involucrados es que estos esfuerzos no se
han traducido en mejoras equivalentes en los niveles de aprendizaje de los estudiantes, o
en la calidad de los servicios que reciben los niños y jóvenes. (…) Si bien el discurso de
los profesores ha cambiado en favor de las nuevas tendencias, en el quehacer educativo
siguen prevaleciendo los métodos tradicionales de enseñanza que favorecen la
memorización y el contenido, la disciplina en el salón de clases y la subordinación a
propósitos administrativos y de control por sobre la centralidad del logro de los
aprendizajes., (Nieto, 2009, p. 44-45. C’est nous qui soulignons).
La investigadora, sin embargo, afirma que hay logros porque la introducción de una “cultura
de la evaluación” ya permeó a la sociedad y al gremio, o que los profesores han hecho
esfuerzos por apropiarse de un lenguaje técnico-teórico, o cuando el gobierno, a pesar de
todo, aplicó un examen de conocimientos a los docentes aspirantes a una plaza laboral
(Nieto, 2009, p. 49). Es decir, no todo se ha perdido, aunque los cambios sean minúsculos.
Para nuestros propósitos, lo interesante de las cincuenta y nueve páginas del documento de
la especialista, es que en ningún momento se pone en duda la pertinencia de la
profesionalización57, aunque se insista en su ineficacia; tampoco se cuestiona la evaluación
de los docentes a través del programa ‘Carrera Magisterial’ (CM), donde el interés central es
la obtención de una prima salarial (aun y cuando se tengan serias dudas sobre el rigor de
las evaluaciones y, por ende, de la merecida distribución de primas. Ver Santibañez et. al.,
2007); en fin, D. Nieto expone una descripción de lo planificado y cómo las acciones se han
acercado, o no, a los objetivos señalados. Podemos entender su exposición, cuando leemos
las ideas que tiene sobre la educación y los docentes.
Insistimos en la necesidad de alinear todas las iniciativas y programas a la consecución
de un objetivo claro, concreto y accesible: el logro de los aprendizajes de los niños y los
jóvenes en las escuelas de educación básica nacional., (Nieto, 2009, p. 55).
Todos los movimientos de fuerzas que se realizan en los espacios escolares, Nieto los
ignora; cree posible concentrar lo escolar en “el logro de los aprendizajes”, banalizando,
quizá, que también éstos son producto de selecciones con criterios que, no necesariamente,
obedecen a los de las disciplinas, sino a la ‘alquimia’ que se les aplica.
A este objetivo de la educación, Nieto añade una imagen del docente que deriva del papel
que juega en la sociedad.
…es importante hacer referencia a la necesidad de impulsar iniciativas que favorezcan la
revaloración social del magisterio (…) reestablecer al maestro como la figura
57
. Cf. Bourdoncle (1993) y Vanderstraeten (2007) para dos discusiones sobre la idea misma de ‘profesión’ y las
dificultades de aplicarla al gremio docente.
45
emblemática que detenta una autoridad moral ganada a base de esfuerzo y compromiso
con sus estudiantes. El profesor como líder natural de la comunidad., (Nieto, 2009, p. 56.
C’est nous qui soulignons).
Es difícil conciliar las dos posiciones en las que Nieto ubica al docente: uno, capaz de
desenvolverse en el siglo XXI; otro, que es ‘figura emblemática’, ‘autoridad moral’ o ‘líder
natural de la comunidad’. La coexistencia de ambos perfiles es, sostenemos, lo que permite
el desarrollo de un discurso preocupado, interesado en la profesionalización, en paralelo a
una figura que mantiene y cultiva los anclajes necesarios para no desaparecer. Es la
presencia de un docente ‘protector’, heroico, patriótico… y ‘profesionalizado’.
En los documentos oficiales (políticas, acuerdos, programas, planes) encontramos, además
de este posicionamiento doble de los docentes, la afirmación de considerarlos agentes
idóneos para atender y resolver los problemas que se presenten. En la firma del importante
acuerdo de descentralización de la educación del país, en 1992, se le otorga el lugar central.
El protagonista de la transformación educativa de México debe ser el maestro. Es el
maestro quien transmite los conocimientos, fomenta la curiosidad intelectual y debe ser
ejemplo de superación personal. Es él quien mejor conoce las virtudes y debilidades del
sistema educativo., (ANMEB, 1992, p. 14. C’est nous qui soulignons).
El programa de Carrera Magisterial (CM), menciona su importancia para elevar la calidad de
la educación nacional (CM, 2000, p.4); con respecto a la formación continua, no hay mejor
argumento que la necesidad de afrontar los vaivenes de un nuevo siglo: “Establecer los
perfiles de desempeño de los docentes en servicio, con el fin de encauzar la formación
continua hacia el desarrollo de las competencias profesionales necesarias para afrontar los
retos de la educación del siglo XXI.”, (ProEdu, 2006, p. 23. C’est nous qui soulignons).
El futuro depara, entonces, desafíos que deberá enfrentar el docente, porque se está en el
nuevo papel del Estado-benefactor que va a disminuir, paulatinamente, el cumplimiento de
los compromisos que asumió como suyos. Los problemas en la sociedad, por supuesto,
continuarán, pero su solución se transfiere a los individuos, como si la suma de las acciones
de los individuos fuera a resolver los problemas sociales. Se promueve imaginar que,
siguiendo a U. Beck (2001, p. 127-139), una solución biográfica contrarrestará las
dificultades colectivas; el individuo es ahora el responsable para enfrentarlas (Bauman,
2000, p. 39-40).
En 2010, se inició un análisis sobre el curriculum para formar a los docentes de primaria; la
idea es formular una propuesta del Plan de Estudios de las Normales que substituya al de
1997. En el documento de discusión, se afirma que los análisis muestran que “no se están
obteniendo los resultados esperados” con respecto a los aprendizajes de los alumnos y la
calidad de la educación (RCEduNor, 2010, p. 4); se confirma, sin embargo, que de los
múltiples factores que intervienen en el sistema, ninguno es tan importante como el docente
(RCEduNor, 2010, p. 6).
Si comparamos los rasgos y criterios que definen al docente (ver tabla 1), podemos ver que
estamos frente a un perfeccionamiento de las funciones de los docentes, en cuanto a la
responsabilidad con su entorno inmediato; actualmente, pareciera, deberá asumirse como
un eslabón del sistema educativo (RCEduNor, 2010, p. 23), y ya no como un trabajador que
representa los principios y valores de la educación pública (PlanEPrim, 1997, p. 34).
46
Tabla 1. Características de los docentes.
Plan de Estudios 1997
1
Habilidades
específicas
Propuesta 2010
intelectuales Planeación
aprendizaje
para
el
2
Dominio de los contenidos Organización del ambiente
de enseñanza
en el aula
3
Competencias didácticas
Promover el aprendizaje
de todos los estudiantes
4
Identidad profesional y ética
Compromiso
responsabilidad
profesión
5
Capacidad de percepción y
respuesta a las condiciones Vinculación con el entorno
sociales del entorno de la comunitario e institucional
escuela
en
y
la
Fuentes: PlanEPrim, 1997, p. 31-36; RCEduNor, 2010, p. 17-23.
Entre el plan de estudios de 1997 y el proyecto de reforma curricular para educación normal
(2010), lo que encontramos es un desplazamiento en la formación profesionalizante del
docente que, de incluir elementos del discurso psicológico, sociológico y algunos contenidos
de lo administrativo, se mueve hacia un perfil con rasgos del saber gerencial, organizacional
y, por supuesto, lo concerniente a la rendición de cuentas (accountability). En otros
términos, pasamos de una preocupación sobre la atención del docente al proceso de
enseñanza-aprendizaje de los alumnos (PlanEPrim, 1997, p. 20), a concentrar sus tareas en
la preparación de las condiciones que permitirán evaluar cómo se desarrollan las actividades
en los centros escolares.
El reducido papel del Estado (ya no benefactor) deja que sean los individuos los que
atiendan lo social, todo lo que ahí suceda, y la educación se ha sumado a la promoción de
este individuo flexible, ágil y competente que intentará resolver lo que aparezca; por
supuesto, los docentes deberán ser ejemplo viviente de ello. “Hay que brindar al profesor
herramientas para afrontar los riesgos, lo inesperado y lo incierto, para modificar el
desarrollo en virtud de las informaciones adquiridas en el camino.”, (RCEduNor, 2010, p.10.
C’est nous qui soulignons).
Veamos, por último, cómo han participado los investigadores especialistas en la ‘invención’
de la profesionalización docente al analizar el plan de estudios 1997, o los programas de
reformas en las escuelas normales.
El análisis de Czarny (2003) subraya los problemas que provocan la falta de habilidades
reflexivas y críticas de los formadores, para acompañar a los estudiantes de las Normales
en el análisis de las prácticas en los centros escolares (Czarny, 2003, p. 28-29).
La propuesta curricular del plan de estudios 1997, señala Durán (2004), confirma el
propósito de otorgarle mayor importancia a la formación pedagógica de los docentes; sin
embargo, no ha habido los suficientes cambios en la administración y la gestión de las
escuelas normales (Durán, 2004, p. 33) para implementarlo.
Larrauri (2005), que estudió las consecuencias tanto del plan de estudios como de la
situación de las normales, a través del análisis del discurso (teoría de la argumentación) de
47
múltiples entrevistas y documentos oficiales, encuentra que para los futuros docentes y los
formadores es importante la preservación de una identidad del colectivo normalista
protegiéndolo de la ‘universitarización’ de su formación (Larrauri, 2005, p. 114-117).
Con base en el análisis de once Escuelas Normales (realizado a través de encuestas,
entrevistas, revisión de materiales individuales) sobre los cambios que se han implementado
a partir del PTFAEN (ver tabla 2, Anexo 1), Mercado (2008) plantea que el plan de estudios
1997 incluye, en todos los semestres, prácticas ‘en condiciones reales’ en los centros
escolares, que se realizan en compañía del docente titular; esto hace que el estudiante
comparta con un docente que se formó con concepciones y objetivos distintos a las suyos;
lo cierto es que, dado que el docente titular participa en la evaluación de estas prácticas, el
estudiante prefiere repetir las maneras del titular, y termina por hacer a un lado, justamente,
los elementos teóricos que le permitirían argumentar sobre las modificaciones que se
necesitan para reformular lo que ya no coincide con los nuevos tiempos (Mercado, 2008, p.
8-16).
Lo que podemos concluir con estos cuatro académicos, es que los estudiantes de las
escuelas normales, antes de ser docentes en servicio, viven, saben y reconocen las
insuficiencias de su formación; ya tienen identificados los problemas de su
profesionalización: no se puede compaginar la teoría con la práctica; los formadores no
están preparados para guiarlos en el camino a las competencias profesionales; las prácticas
en los centros escolares son con un docente titular que privilegia las experiencias laborales
a cualquier teoría.
Si esto es así, parecería haber continuidad entre el estudiante normalista y el docente ‘en
falta’; más aún, ambos son capaces de hacer uso de dichos faltantes: sus prácticas de
profesionalización les indican ser consecuentes con las reglas de relaciones de fuerza que
todo espacio educativo posee: unos planifican, otros implementan; unos argumentan, otros
evalúan. El estudiante comprende el peso del orden político-organizacional del sistema
escolar, que algunos investigadores deciden silenciar.
Los especialistas en formación de docentes en México, entonces, han subrayado la
ineficacia de los procesos que conducen a la profesionalización, no su improcedencia; no se
cuestiona lo inadecuado de combinar teoría y práctica si se mantiene la “alquimia de las
materias escolares” para los docentes (cf. Popkewitz, 1998b y 2000, p. 20); se pretende que
la ‘combinación’ de la teoría con la práctica es una cuestión lógica, cuando se trata de un
asunto de prácticas políticas (cf. Popkewitz, 2000, 2003; Latour, 1991).
Veamos una última afirmación de E. Mercado, en un artículo sobre los formadores de
docentes, donde aborda este asunto:
Así, la apropiación y adquisición de las herramientas epistemológicas, teóricas, técnicas y
didácticas por parte de los estudiantes permitirán comprender el contexto sociocultural de
la práctica docente, la función social y laboral del maestro; el uso, selección y
jerarquización de la información; los procedimientos para abordar contenidos específicos
durante el proceso de enseñanza-aprendizaje; las diferencias en el desempeño
académico de sus alumnos; las formas idóneas para evaluar, acreditar y certificar los
aprendizajes en sus estudiantes y sus condiciones sociales, así como la administración y
regulación normativa del nivel educativo donde se labora., (Mercado, 2007, p. 505).
El autor incluye, ciertamente, las cuestiones de relaciones de fuerza (‘administración y
regulación normativa del nivel educativo donde se labora’), es decir, no se está limitando a
pensar que el asunto es ‘lógico’, o ‘epistemológico’; sin embargo, sostiene la separación
entre lo didáctico, lo psicológico educativo y la planeación, de lo administrativo y la
regulación propia de dicho sistema. Esa es, justamente, la propuesta de cambio de
perspectiva de Popkewitz: no separar los elementos que componen lo educativo. En otros
48
términos, las diferentes disciplinas convocadas aportan lo teórico y también sus modos de
regulación y funcionamiento. Lo que sucede en el sistema educativo no está exento, en
ningún momento, del ejercicio de las relaciones de fuerza y de poder: ni para lo
organizacional, ni para lo teórico y mucho menos para la conformación misma de un cierto
tipo de ciudadano (‘administración social’).
En guise des conclusions
La idea de profesionalización, las prácticas del docente profesionalizado en México mezclan
las políticas, los saberes y las actividades de las instituciones (‘epistemología social’). El
docente, así perfilado, parecería estar constituido por carencias o por incongruencias con las
que deberá aprender a trabajar. La tensión entre el doble posicionamiento del docente
autoriza al gobierno, en cualquier momento a decidir: la intervención, el cambio, la reforma,
la valoración, el diagnóstico, el reporte, la reingeniería.
El análisis del trabajo de los investigadores mostró que no se trata de ver cómo dictan o
guían las prácticas de profesionalización, sino cómo confirman, avalan, respaldan las
decisiones que se toman en la emisión de las políticas, sin poner en duda los marcos
gubernamentales bajo los cuales fueron emitidas. Con esto, su estudio resulta más una
recapitulación que una apertura a otras alternativas: “El uso del marco de referencia como
categorías de investigación es una manera de rechazar el cambio...”, (Popkewitz, 2000, p.
7).
Anexo 1.
Tableau 2. Bureaux, documents officiels, programmes concernant la professionnalisation
d’enseignants
Adress
éà
Bureaux, documents officiels,
professionnalisation d’enseignants
programmes
concernant
la
E, F
Ley Federal de Educación
E, F
Acuerdo Nacional de Modernización de la Educación Básica
1992
(ANMEB)
E, F
Ley General de Educación
1993
E
Carrera Magisterial (CM)
1993
E
Programa Nacional para la Actualización Permanente de los 1995 Maestros de Educación Básica en Servicio (PRONAP)
2008
F
Programa para la transformación y fortalecimiento académico de las
1996
Escuelas Normales (PTFAEN)
F
Programa de Mejoramiento del Profesorado (PROMEP)
1996
E, F
Instituto Nacional para la Evaluación de la Educación
2002
F
Programa de Mejoramiento Institucional de las Escuelas Normales
Públicas (PROMIN)
2003
E, F
Alianza por la calidad de la educación (ACE)
2008
E. F
Proyecto de Reforma curricular para Educación Normal
2010
Année
1973
49
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52
Désintéressement et coût corporatifs de la
« démocratisation » des études. Le corps enseignant
primaire et l’école moyenne unique à Genève, 1920-1962.
Christian Alain Muller
Université de Genève, LHiSCE
Résumé : Portés par les socialistes réformistes désireux de recomposer socialement
l’« élite » sur la base de l’intelligence telle que certifiée scolairement, les projets successifs
d’instauration d’une « école moyenne unique » recueillent les suffrages du corps enseignant
primaire à Genève durant quatre décennies. Défenseurs de l’intérêt général comme
représentants de l’État, œuvrant à l’école « populaire » (e.g. primaire), d’origine sociale
modeste, promus socialement par l’école et spécialistes de la pratique pédagogique unis par
un puissant esprit de corps, les institutrices et instituteurs genevois souscrivent à ces projets
de « démocratisation des études » qui visent à faire de la méritocratie scolaire à la fois le
principe de la hiérarchisation sociale et le ressort de la justice sociale. Cependant, la création
d’une école moyenne unique passe nécessairement par une réorganisation structurelle entre
les enseignements primaire et secondaire qui, sous bien des aspects, n’est pas toujours
favorable aux intérêts professionnels des enseignants primaires, notamment en raison de la
modification de la place et du rôle de l’école primaire dans le système d’enseignement
qu’elle engendrerait. Pour autant, la représentation qui fait de l’accès « démocratique » et
plus ou moins large à la scolarité secondaire une source d’émancipation sociale est restée la
plus forte dans la conscience professionnelle des instituteurs. Entre désintéressement et
défense des intérêts corporatifs, comment et pourquoi s’est fait puis maintenu l’étroit chemin
de la « démocratisation des études » dans la pensée du corps enseignant primaire entre
1920 et 1962 ? Voilà la question que cette communication s’efforcera d’expliciter.
Mots-clefs : intérêt général – désintéressement – intérêt corporatif – corps enseignant
primaire – démocratisation des études.
Abstract: Carried by the socialists who want to reconstruct the "elite" on the basis of
intelligence as certified academically, successive projects to establish a "comprehensive
school" get the support of primary teachers in Geneva during four decades. Defenders of the
public interest as state officials, working in "popular" schools (e.g. primary), from low income
families, socially promoted by schooling and specialize in teaching practice united by a
strong professional spirit, Genevan primary teachers subscribe to these projects of
"democratization of education" designed to make academic meritocracy as the principle of
social hierarchy and as the spring of social justice. However, the creation of a
comprehensive school necessarily involves a structural reorganization between the primary
and secondary education which, in many respects, isn’t always favorable to the professional
interests of primary teachers, especially because of the change in place and role of the
primary school in the educational system it would create. However, the representation that
makes access "democratic" and more or less wide to the secondary school a source of social
emancipation remained at the highest in the dedication of teachers. Between unselfishness
and defense of corporate interests, how and why has been maintained the narrow path of
"democratization of studies" in the minds of primary teachers between 1920 and 1962? That
is the question that this paper will endeavor to explain.
Keywords: general interest – unselfishness – corporate interests – primary teachers –
comprehensive school.
53
Il est de coutume dans les médias et chez les politiques – majoritairement de droite –
de dénoncer les corps de fonctionnaires comme défendant leurs seuls intérêts catégoriels
quand ils s’opposent à leur employeur, soit l’Etat. Le scandale que représente cette
opposition, notamment lorsqu’elle s’exprime par la grève, repose évidemment sur le principe
de l’intérêt public dont les agents de l’Etat sont à la fois les dépositaires et les bras. Par leur
travail de mise au jour des intérêts nécessairement particuliers des groupes sociaux ou
professionnels, les sciences sociales ont sans nul doute contribué au désenchantement des
discours se prévalant de l’intérêt général tenus aussi bien par les fonctionnaires que les
autres groupes professionnels58. En même temps, la montée force des théories postulant
l’acteur rationnel, avec plus ou moins de sophistication allant du simple cynisme
manipulatoire aux effets pervers59, a accrédité et favorisé la diffusion sociale que tous les
acteurs agissent en fonction de motivations portées par la recherche de leur seul profit
matériel ou symbolique. Se contenter de telles théories est un peu court car, comme le dit
bien Pierre Bourdieu, il existe un « véritable intérêt au désintéressement »60. En effet, la
croyance en l’intérêt général a une réalité et une efficacité sociale qui est le fruit de la longue
élaboration historique de l’Etat61 et qui habite et contraint objectivement bien plus qu’on ne le
croit d’ordinaire ceux qui en sont les agents. Il n’en demeure pas moins que ce sont les
inégales « chances de puissance », pour parler comme Norbert Elias62, des différents
classes sociales ou groupes professionnels à faire valoir leur point de vue comme celui de
tous et non seulement le leur qui sont au final déterminantes.
Dans les pays occidentaux, notamment dans ceux où l’institution scolaire a une
longue tradition étatique, l’idée que les corps enseignants, avant tout ceux de l’école primaire
et obligatoire, mettent leur intérêt professionnel avant l’intérêt général apparaît difficilement
tolérable. Héritier d’une longue tradition de dénonciation libérale des corps intermédiaires qui
remonte aux révolutions de la fin du XVIIIe siècle, le reproche du « corporatisme » est sans
doute une des plus grave injure faite aux corps enseignants après celui de leur
incompétence ou de leur affiliation partisane. Pour autant, il suffit de se pencher sur l’histoire
d’un corps enseignant quelconque pour vite s’apercevoir que d’être dépositaires de l’intérêt
général génèrent des réelles contraintes de pensée et d’action qui, loin d’être toutes
codifiées légalement tels que parfois l’interdiction de faire grève, la neutralité politique et
confessionnelle et le devoir de réserve, façonnent le corps, son esprit et son histoire. C’est
bien ce que nous entendons démontrer ici à travers le cas de Genève et de son corps
enseignant primaire sur une question essentielle de l’histoire de l’enseignement du XXe
siècle qu’est la « démocratisation des études » entre 1920 et 1969.
L’école « moyenne unique »
En Suisse romande, la question de « l’école unique » est une première fois abordée
par les institutrices et instituteurs en 1920 lors congrès de la Société pédagogique de la
Suisse romande qui fédère les associations professionnelles cantonales. Si son principe est
voté par l’assemblée63, elle n’enflamme guère les esprits d’un pays resté à l’écart du premier
conflit mondial. C’est sous l’impulsion des vives controverses sur « l’école unique » qui
agitent la France et l’Allemagne que le débat s’amorce en Suisse romande64. C’est ainsi
Cf. Jean-Michel Chapoulie, « Sur l’analyse sociologique des groupes professionnels », Revue française de sociologie, n°
14, 1973, p. 107.
59 Cf. Raymond Boudon, La logique du social, Paris, Hachette, 1979, p. 119.
60 Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 180.
61 Cf. Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris Seuil, 2012.
62 Cf. Norbert Elias, La société de cour (1939), Paris, Flammarion, 1985 pp. 307-316.
63 XXe congrès de la Société pédagogique romande. Compte-rendu, Lausanne, Imprimeries réunies SA, 1920, pp. 47-48.
64 Cf. Jules Savary, « L’école unique », Annuaire de l’instruction publique en Suisse, 1921, pp. 53-128.
58
54
l’école unique devient une des deux questions à l’ordre du jour au congrès en 1924.
L’instituteur radical vaudois et rapporteur Marcel Chantrens y propose une « Ecole unique »
qui, formée des degrés inférieurs et moyens de l’école primaire, opérerait la sélection des
élèves à douze ans. Ceux-ci se dirigeraient ensuite soit vers une école primaire supérieure
préparant à l’entrée dans la vie active et aux écoles professionnelles, soit vers une école
secondaire préparant aux études supérieures. La finalité de cette réforme est d’organiser la
« démocratisation des études » par une plus juste sélection scolaire des enfants « du
peuple » selon leur intelligence65. Si les thèses concernant l’« Ecole unique » sont aisément
adoptées par le demi-millier de congressistes, dont de nombreux Genevois, elles restent
lettres mortes. Il faut préciser que l’intérêt des enseignants primaires se porte alors
davantage sur la question de l’adaptation de « l’école active » à l’école primaire publique.
A Genève, l’arrivée du premier conseiller d’Etat socialiste à la tête du Département de
l’instruction publique (DIP) en 1925 met l’Ecole unique au cœur des débats scolaire et
politique. Socialiste réformiste et professeur de latin au Collège, André Oltramare (18841947) est profondément convaincu que l’école est un puissant outil de justice sociale à
condition d’y opérer des réformes substantielles pour instaurer une véritable
« démocratisation des études ». Pour ce faire, le conseiller d’Etat socialiste introduit toute un
série de mesures : renversement complet de la politique des bourses d’Etat pour
l’enseignement secondaire dont le montant est désormais déterminé selon le revenu des
familles66, exemptions d’écolage libéralement accordées67 et instauration en 1926 de classe
de fin scolarité primaire dite « 6e fortes » regroupant les meilleurs élèves de l’école
« populaire » pour les préparer à entrer dans l’enseignement secondaire68.
En novembre 1926, André Oltramare met en consultation un projet de loi instituant
une « école moyenne unique » auprès des directions d’école puis des associations
d’enseignants secondaires et primaires. Clef de voûte de la « démocratisation des études »,
c projet réarticule les enseignements primaires et secondaires qui, depuis l’instauration de la
7e primaire en 1911, se chevauchent en fin de scolarité obligatoire69. En effet, le conseiller
d’Etat socialiste juge crucial de retarder d’une année la barrière autant scolaire que sociale
du latin70 et de réunir tous les élèves deux ans au sein d’une même « école moyenne » pour
en opérer la « juste » sélection avant de les diriger vers l’apprentissage, les écoles
professionnelles ou les études gymnasiales latines ou modernes. Animé par une conception
malthusienne et méritocratique de la hiérarchie sociale, André Oltramare ambitionne
d’instaurer ainsi une « juste » sélection scolaire des élèves, c’est-à-dire qui soit
indépendante de leur origine sociale, afin d’aboutir à terme à une recomposition de l’élite
sociale sur la base de l’intelligence telle que certifiée scolairement71.
Cependant, son Ecole moyenne unique est rejetée par les maîtres et les directions
des écoles secondaires parce qu’elle induit à court terme une « primarisation » d’environ la
Marcel Chantrens, « L’Ecole unique » in XXIe congrès de la Société pédagogique de la Suisse romande. Rapports sur les
questions mises à l’étude, Genève, Sonor, 1924, pp. 67-166.
66 Cf. Christian Alain Muller, Le Collège de la République. Enseignement secondaire et formation de « l'élite » à Genève, 18141911, Genève, Slatkine, 2009, pp. 208-209 ; 454-460.
67 Cf. Christian Alain Muller, Histoire de la structure, de la forme et de la culture scolaires de l'enseignement obligatoire à Genève au
XXe siècle (1872-1969), thèse d'histoire générale, Université de Genève, pp. 168-183.
68 Idem, pp. 155 et 276.
69 André Oltramare, « Exposé fait en conférence plénière du secondaire », Genève, février 1927, Archives d’Etat,
Genève [désormais AEG] DIP 1985 va 5.3.328, pp. 3-5.
70 Procès-verbaux de la Commission du Grand Conseil chargée du projet de loi sur l'Instruction publique, Genève, 3 octobre 1927,
AEG DIP 1985 va 5.3.328, pp. 10-11.
71 Cf. Charles Magnin, Le parlement genevois et l’égalité d’accès à l’instruction, 1885-1950, thèse d’histoire générale,
Université de Genève, 1997, pp. 200-223.
65
55
moitié de l’enseignement secondaire inférieur et de ses enseignants72. En effet, le projet
prévoit que la future école relève de l’enseignement primaire afin de garantir sa gratuité et
ainsi ne pas prétériter pour des raisons économiques « l’orientation » des élèves « biens
doués » issus des classes populaires vers les études supérieures. De fait, la réforme s’en
prend directement aux intérêts corporatistes des enseignants secondaires et cela explique la
virulence d’une opposition motivée par la défense de leur statut matériel et symbolique.
Echaudé, André Oltramare remanie son projet de loi pour le présenter au législatif
cantonal en juillet 1927. L’Ecole moyenne est réduite à une seule année dite « d’orientation »
au lieu de deux et n’est plus véritablement « unique » puisqu’elle laisse en l’état la scolarité
secondaire des jeunes filles en ne modifiant plus que celle des garçons73. A dire vrai, le
conseiller d’Etat socialiste cherche à diviser les oppositions qu’il a initialement suscitées en
renonçant à tout ce qui n’est pas essentiel. Lors du débat parlementaire, les oppositions à
l’Ecole moyenne viennent principalement de la droite majoritaire et se focalisent sur la
défense de l’enseignement précoce du latin, voie de formation et de reproduction de l’élite.
Bien que la commission parlementaire approuve « le principe de l’école moyenne »74, le
débat est finalement ajourné sine die. Comme Charles Magnin l’a bien montré, cet
« enterrement de première classe » atteste à quel point les études gymnasiales classiques
ou, tout au moins, latines conservent leur prestige social, qu’elles demeurent le coût d’entrée
scolaire pour entrer dans « l’élite » et qu’aucune réforme de l’enseignement secondaire n’a
de chances d’aboutir si elle risque de les péjorer75.
D’emblée, le corps enseignant primaire se montre favorablement disposé à
l’instauration d’une Ecole moyenne unique pour au moins deux raisons76. D’abord, les
institutrices et instituteurs sont acquis à la « démocratisation des études » dans la mesure où
leur origine modeste et leur réussite scolaire en font des ardents partisans de la méritocratie
scolaire comme fondement légitime de la hiérarchie sociale. Ensuite, le projet fait du dernier
degré de l’école primaire le pivot du système d’enseignement et, en conséquence, accroît
très nettement leur rôle dans la sélection scolaire et l’accès aux études gymnasiales.
La massification de l’enseignement secondaire inférieur
Comme en France et en Angleterre, l’enseignement secondaire inférieur se massifie
à Genève en une génération, soit entre 1930 et 1950 environ. Ce bouleversement des flux
d’élèves au sein de la scolarité obligatoire s’effectue alors que l’organisation des
enseignements primaire et secondaire reste pour l’essentiel inchangée entre 1886 et 1966 :
les écoles secondaires qui, au début du XXe siècle, ne recrutaient au mieux 15 à 20% des
enfants âgés de 12 à 15 ans77, en accueillent 83% en 195978. Paradoxalement, cette
massification débute pendant l’Entre-deux-guerres, soit à une époque de profonde crise
sociale, économique et politique où la conception dominante de l’accès à la scolarité
« Projet de révision de la loi sur l’Instruction publique. Organisation de l’enseignement », s.l., s.d. [circa 1926],
AEG DIP 1985 va 5.3.328.
73 Procès-verbaux de la Commission du Grand Conseil chargée du projet de loi sur l'Instruction publique, Genève, 19 septembre
1927, AEG DIP 1985 va 5.3.328, p. 2.
74 Procès-verbaux de la Commission du Grand Conseil chargée du projet de loi sur l'Instruction publique, Genève, 17 octobre 1927,
AEG DIP 1985 va 5.3.328, p. 9.
75 Charles Magnin, Le parlement genevois…, op. cit., p. 198.
76 Procès-verbaux des séances de la Commission du Grand Conseil chargée de l’étude du projet de loi sur l’Instruction publique, Genève,
3 octobre 1927, AEG DIP 5.3.328, p. 3.
77 Cf. Christian Alain Muller, Le Collège de la République…, op. cit., pp. 368 et 438.
78
Roger Girod et Jean-François Rouiller, Milieu social et orientation de la carrière des adolescents, vol. I, Centre de
recherches de la Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Genève, 1961, pp. 8-9.
72
56
secondaire reste farouchement malthusienne, soutenue par la volonté de garantir la
pérennité de l’ordre socioéconomique en plaçant the right man in the right place.
La massification du secondaire inférieur est engendrée par une série de causes
concomitantes. Ainsi, la brutale baisse démographique des années 1920 provoque une crise
des effectifs dans l’enseignement secondaire. Comme depuis 1911 la fin l’école primaire et
le début des écoles secondaires modernes et courtes – sans latin et préparatoire à
l’apprentissage et aux écoles professionnelles – se chevauchent, les directions et les corps
enseignants secondaires demandent dès la fin des années 1920 aux autorités scolaires
qu’elles incitent les élèves « normalement doués » (i.e. sans retard scolaire) de l’école
publique à terminer leur scolarité obligatoire dans leurs établissements afin de conserver
leurs effectifs et de défendre les postes d’enseignants. Mu par des intérêts corporatifs, le
personnel des écoles secondaires obtient gain de cause auprès des autorités scolaires qui
mènent dès lors une politique d’orientation systématique des élèves sans retard scolaire vers
l’enseignement secondaire inférieur en accordant libéralement les exemptions d’écolages et
en abaissant les exigences scolaires d’admission79. Cette politique scolaire qui fait de
l’enseignement secondaire inférieur la fin « normale » de la scolarité obligatoire est légalisée
en 194080 parce qu’elle préserve l’élitisme des études gymnasiales, voie de la reproduction
scolaire de « l’élite ».
Parallèlement, la redéfinition de la politique d’attribution des bourses et l’ouverture
classes primaires « fortes » ainsi que la prolongation de la scolarité obligatoire à plein temps
à 15 ans en 1933 contribuent également à la croissance du taux de fréquentation de
l’enseignement secondaire inférieur alors que la conjoncture démographique reste basse. En
somme, l’inflexion décisive des flux scolaires dans l’Entre-deux-guerres est la fois le produit
d’une offre scolaire en faveur du secondaire inférieur et de la progressive prise de
conscience dans les familles des classes moyennes puis populaires que l’école constitue
une ressource accessible et assez sûre d’amélioration du statut socioéconomique de leurs
enfants81.
D’une manière générale, l’amorce de massification de l’enseignement secondaire
dans l’Entre-deux-guerres est une rupture décisive dans l’histoire de l’école primaire à
Genève, car elle change foncièrement sa position et son rôle au sein du système
d’enseignement. En effet, l’école primaire est de moins en moins un cycle scolaire en soi et
se mue en une préparation à l’enseignement secondaire qui, peu ou prou, accueille
l’ensemble des nouvelles générations dans le quart de siècle suivant82.
Le déclassement de l’école primaire
Avatars de la réforme avortée d’école moyenne unique de 1927 et agréées par
l’UIPG, des classes primaires de fin scolarité primaire sont ouvertes en 1929 et ont pour
finalité de préparer au mieux les élèves « normalement doués » aux apprentissages
professionnels et aux écoles de métiers (commerce et industrie) à une époque où la
formation professionnelle se fait encore largement « sur le tas ». Destinées aux enfants des
classes populaires, ces classes dites de « préapprentissage » sont dirigées par des
instituteurs volontaires qui, pour pratiquer une pédagogie résolument « active », bénéficient
d’un matériel d’enseignement moderne dont de couteux ateliers préprofessionnels. Hormis la
section complémentaire destinée aux « élèves retardés », les sections industrielles et
Cf. Bulletin officiel de l’enseignement primaire, n°87, Genève, DIP, juin 1943, p. 6.
Art. 29, Loi sur l’instruction publique, 1940.
81 Christian Alain Muller, Histoire de la structure…, op. cit., pp. 165-217.
82 Idem, pp. 143-163.
79
80
57
commerciales sont dotées d’un programme scolaire exigeant83. Gratuites parce que relevant
de l’enseignement primaire, les classes de préapprentissage connaissent un indéniable
succès et assez vite la reconnaissance des entreprises et patrons locaux. Or, les directions
et les corps enseignants des écoles secondaires, principalement ceux des écoles modernes,
prennent ombrage de ce qu’ils estiment être une concurrence de la part d’un enseignement
primaire « tentaculaire et ambitieux ».
A y regarder de près, la prétendue menace d’un enseignement primaire voulant
annexer le secondaire inférieur n’est qu’un argument rhétorique ou, au pire, un fantasme du
corps enseignant secondaire pour faire valoir ses intérêts, qui consistent principalement en
la défense de son public et de son statut secondaire84. En effet, la conférence des directeurs
des écoles primaires propose en 1933 rien de moins que « de faire suivre la 7e et la 8e année
[primaires] aux enfants les moins doués » et « de permettre aux enfants les mieux doués de
suivre les classes de l’enseignement secondaire inférieur, par des moyens appropriés,
bourses, gratuités ou autres »85. Un avis auquel se range la majorité des institutrices et
instituteurs genevois86. Seuls les enseignants de classes de préapprentissage essaient tant
bien que mal de défendre leur recrutement87 face à ce qui semble être maintenant une
position de principe des autorités scolaires. Nonobstant, la cause est déjà entendue et le
conseiller d’Etat en charge du DIP, le radical Paul Lachenal, n’en fait pas mystère en
affirmant aux directeurs des écoles secondaires que « les 7e et les 8e années primaires
doivent être considérées comme des voies de garages [sic] »88.
Au cours des Trente Glorieuses, le corps enseignant primaire commence à ressentir
les effets de la massification croissante du secondaire en termes de perte de « crédit » et
« d’influence » de l’école primaire qui, à des degrés variables, frappe l’ensemble de la
Suisse romande. Ainsi, comme le remarque le rapporteur du congrès de la SPR de 1958,
« chacun [veut] la quitter au plus tôt pour tenter sa chance ailleurs »89. Il en résulte une
redéfinition des finalités de l’école primaire, principalement en ce qui concerne l’orientation
scolaire et professionnelle. De manière générale, « l’orientation » tend à échapper aux
enseignants primaires parce que les intérêts socioéconomiques de l’orientation
professionnelle se déplacent en aval de la scolarité primaire, voire de la scolarité
obligatoire90. Ce déplacement des enjeux sociaux et économiques de la scolarisation vers le
secondaire générale et professionnel n’est pas sans incidence sur la pratique professionnelle
des enseignants primaires, surtout dans les derniers degrés de l’école primaire où se
concentrent les élèves les moins « doués » destinés à être au mieux « artisans » et
généralement « ouvriers, manœuvres »91. Désormais, l’école primaire ne constitue plus un
cycle scolaire en soi mais une préparation à l’enseignement secondaire et professionnel. Il
en résulte un réel déclassement de sa pratique et de ses savoirs enseignés, qui touche
Bulletin officiel de l’enseignement primaire, n°38, septembre 1929, pp. 4-5.
Cf. Chantal Berthoud, Une école du second degré « élitaire » pour tous ou le péril de l’école moyenne. Une histoire du secondaire
obligatoire à Genève (1927-1977), thèse d’histoire générale, Université de Genève, 2006, p. 65.
85 Conférence des directeurs de l’enseignement primaire, Procès-verbal, Genève, 21 février 1933, AEG DIP va 5.3.309,
p. 4.
86 Gustave Willemin, président de l’UIPG section Messieurs, à Paul Lachenal, conseiller d’Etat DIP, Genève, 26 avril
1933, AEG DIP 1985 va 5.3.309 ; Gustave Willemin, Rapport du président de l’UIPG (Messieurs) pour l’année 1934,
Genève, 23 janvier 1935, CRIEE Fonds UIPG n°8328, p. 3 ; E. Unger-Schneppf, présidente UIPG section Dames, à
Paul Lachenal, conseiller d’Etat DIP, Genève, 18 mars 1933, AEG DIP 1985 va 5.3.309.
87 Les enseignants de l’école du Grütli, à Paul Lachenal, conseiller d’Etat DIP, Genève, 2 juillet 1933, AEG DIP 1985
va 5.3.309.
88 Procès-verbal de la Conférence des directeurs de l’enseignement secondaire, Genève, 1er juillet 1933, AEG DIP 1985 va 5.3.309.
89 Idem., p. 34.
90 Eric Pierrehumbert, « UIG Messieurs. Rapport du président pour l’année 1959 », Educateur, 13 août 1960, p. 491.
91 XXIXe Congrès. Société Pédagogique de la Suisse Romande, Genève, Imprimeries populaires, 1958, p. 117.
83
84
58
d’abord les derniers degrés de l’école primaire comme le confirme la mauvaise réputation
dont souffrent alors les classes de « préapprentissage » à Genève92.
Désintérêt corporatiste et « démocratisation des études »
La prospérité et la tertiarisation de l’économie conjuguées aux exigences montantes
d’une « démocratisation des études » font que, dès la fin des années 1950, la question qui
se pose n’est plus celle de savoir si la fréquentation des études secondaires et des
formations professionnelles doit être limitée mais bien plutôt de faire en sorte que chacun
aille aussi loin que possible dans sa scolarité afin de faire tourner un système économique
confronté à une grave pénurie de main-d’œuvre qualifiée et de cadres93. En deux décennies,
la politique scolaire malthusienne de sélection s’est muée en une politique « d’orientation »
(i.e. promotion) scolaire. Les nécessités économiques rejoignent alors les aspirations
égalitaristes des socialistes qui, depuis trente ans, tentent sans succès de « démocratiser »
les études longues94. Cette alliance objective aboutit dans les années 1960 à la création
d’une école moyenne unique du second degré, dénommée Cycle d’orientation (C.O.).
Dans sa majorité, le corps enseignant primaire – hommes et femmes confondus – est
favorable au principe « que tous les enfants ayant vraiment les aptitudes nécessaires
puissent faire des études »95. En ce sens, il adhère à une « démocratisation des études »96
et soutient le renversement entre sélection et orientation que vise à concrétiser
institutionnellement l’instauration du futur Cycle d’orientation afin de « répondre au désir
croissant d’instruction de toutes les classes sociales et de rajeunir [le] système scolaire
genevois »97. Représentant l’ensemble des enseignants primaires genevois, l’Union des
instituteurs genevois (UIG) milite même pour que la première année du futur C.O. soit une
« 7e d’orientation non différenciées » afin d’éviter « une sélection trop hâtive ». Ainsi, les
instituteurs se dessaisiraient de leur pouvoir de sélection98, mais ils y mettent une condition
bel et bien corporative : que ces classes leur soient confiées99. Or, dès la fin de l’année
1960, un large front regroupant la droite parlementaire majoritaire, la Fédération des
syndicats patronaux, l’Union Famille-Ecole (association des parents appartenant aux
nouvelles classes moyennes salariées) et le corps enseignant secondaire soutiennent une
différenciation entre pré-gymnasial (latine et scientifique) et non gymnasial dès l’entrée au
C.O. suite à un travail de « préorientation »100 qu’effectueraient les enseignants primaires.
Face à cette puissante oppositions, l’UIG estime que la remise en cause des 7e
indifférenciées « porte donc atteinte au principe même de la réforme projetée »101 avec
comme conséquence pour la corporation de restreindre le nombre des places accessibles
92 Cf. Marco Marcacci et Elizabeth Chardon, Tu finiras au Grütli ! Une école de fin de scolarité. Genève 1929-1969, Genève,
Passé-Présent – La CRIÉE, 2004, pp. 51-59.
93 Cf. Roger Girod, « Pénurie de cadres et démocratisation des études » in La réforme de l'enseignement secondaire, DIP,
Genève, 1960, pp. 125-152 ; Jean-Michel Berthelot, Ecole, orientation, société, Paris, PUF, 1993, p. 49.
94 Cf. Charles Magnin, « Le Grand Conseil genevois et l’accès aux études des enfants des classes populaires 18851961 », Revue suisse des sciences de l’éducation, n°23-1, 2001, pp. 13-40.
95 UIG, Procès-verbal du comité mixte, Genève, 30 avril 1958, CRIÉE Fonds UIPG P.V. comités, mixtes, central 56-68,
pp. 2-3.
96 UIG, Procès-verbal du comité mixte, Genève, 6 avril 1960, CRIÉE Fonds UIPG P.V. comités, mixtes, central 56-68, p.
2.
97 Etienne Fiorina, « Réforme de l’enseignement secondaire inférieur », Educateur, 30 avril 1960, p. 269.
98 Comité Mixte de l’UIG, « Réforme de l’enseignement secondaire inférieur. Position du corps enseignant primaire
genevois », Educateur, 21 mai 1960, p. 328.
99 Cf. Chantal Berthoud, Une école du second degré « élitaire »…, op. cit., pp. 257-258.
100 Etienne Fiorina, « Réforme de l’enseignement secondaire inférieur (suite) », Educateur, 7 mai 1960, p. 286.
101 Eric Pierrehumbert, « UIG Messieurs. Rapport du président pour l’année 1960 », Educateur, 4 août 1961, p. 502.
59
aux instituteurs au C.O. puisque les 7e pré-gymnasiales bénéficieraient d’un enseignement
par disciplines.
Objectivement, la différenciation des élèves dès l’entrée au C.O. redonne au corps
enseignant primaire un rôle d’orientation et sert ses intérêts – au sens où sélectionner est un
pouvoir –, elle devrait a priori s’en montrer satisfaite. Inversement, la position de l’UIG se
radicalise et dénonce maintenant qu’il soit exigé « de l’école primaire qu’elle fasse la
sélection contre laquelle nous nous sommes toujours élevés »102. Or, ce refus de la
« sélection » scolaire est récent103. Jusque-là, le strict tri des élèves était accepté et perçu
positivement par le corps enseignant primaire qui y voyait un vecteur à la fois de l’efficacité
de l’enseignement et du prestige du métier104. Cependant, cette position de principe
n’empêche pas l’UIG de s’inquiéter, une fois la réforme sous toit et pour des raisons
strictement corporatives, de la valeur accordée aux notes et du rapport de l’instituteur dans
la détermination du choix de la section à l’entrée du C.O.
Hormis quelques arrière-pensées corporatistes, le corps enseignant primaire
genevois est donc d’emblée gagnés au tournant des années 1960 à l’idée que l’orientation
scolaire est non seulement une nécessité économique mais également une « question de
justice sociale »105. La prise en compte des inégalités économiques puis culturelles comme
facteurs de l’inégalité scolaire favorise fortement l’adhésion des enseignants primaires au
concept de « démocratisation des études » entendu dans le sens d’une possibilité de
promotion sociale large par l’école106. Une conception idéologique de la fonction sociale de
l’école que le maintien du latin en 7e année du C.O. heurte parce que l’UIG estime qu’elle la
compromet en figeant d’emblée la filière de l’élite sans véritable possibilité de raccordement
ultérieur107. Après d’intenses débats et à une courte majorité, ses membres se prononcent
pour la création d’un Cycle d’orientation108 qui, suite à son expérimentation et sa
généralisation entre 1962 et 1969, reconduit en son sein les trois filières scolaires
hiérarchisées tout en entérinant structurellement la massification de l’enseignement
secondaire109.
Une petite noblesse d’Etat
Entre 1920 et 1962, la massification de l’enseignement secondaire inférieur modifie la
place et les fonctions de l’école primaire genevoise d’une manière qui n’est in fine guère
favorable aux intérêts corporatifs de son corps enseignant. Le déplacement des projets de
« démocratisation » des études du primaire vers le secondaire est emblématique de ce
processus de déclassement de l’école primaire tout comme il met en évidence la
prééminence du corps enseignant secondaire qui, porté par des intérêts professionnels, fait
généralement valoir son point de vue auprès des autorités scolaires et politiques. Au nom de
l’intérêt général, la majorité des enseignants primaires soutiennent donc la « démocratisation
des études » et acceptent les conséquences de l’allongement généralisé de la scolarisation
102
103
Raymond Hutin, « UIG. Rapport du président pour 1964-65 », Educateur, 26 mars 1965, p. 217.
UIG, Procès-verbal du comité central, Genève, 5 mai 1965, CRIÉE Fonds UIPG P.V. comités, mixtes, central 56-68, p.
1.
Cf. Christian Alain Muller, La culture du métier. Autonomie et dépendances du corps enseignant primaire (Genève, 1867-1969),
Gollion, Infolio, 2012 (à paraître).
105 Bureau du comité de l’UIG, « Commentaires », Educateur, 13 avril 1962, p. 248.
106 Cf. Etienne Fiorina, « démocratisation des études », in Educateur, 8 mars 1963, p. 144 ; 29 mars 1963, pp. 191-192 ;
5 avril 1963, pp. 214-215.
107 Cf. Etienne Fiorina, « Déformer n’est pas réformer », Educateur, 13 avril 1962, p. 247.
108 Eric Pierrehumbert, « UIG Messieurs. Rapport du président pour l’année 1959 », Educateur et bulletin corporatif, 13
août 1960, p. 491.
109 Cf. Chantal Berthoud, Une école du second degré « élitaire »…, op. cit.
104
60
secondaire et professionnelle même si, à cette occasion, il tente infructueusement de faire
avancer sa propre cause. Les raisons de cette inclination contreproductive au plan
corporatiste qui, pour les tenants de l’acteur rationnel, peut paraître une forme de cécité
doivent être recherchées dans les traits historiques du corps enseignant primaire qui tiennent
aux conditions sociales de sa genèse110.
De l’Ancien Régime au milieu du XIXe siècle, l’offre scolaire privée domine l’offre
étatique et fonde une solide tradition de liberté d’enseignement. Ce principe est rarement
contestée au XIXe siècle, y compris par les radicaux qui sont pourtant les grands artisans de
l’école d’Etat à Genève comme en Suisse, notamment parce que subsiste fort tard au sein
de la bourgeoisie le préjugé que financer l’instruction de sa progéniture est autant un devoir
qu’un signe de distinction socioculturelle111. Il faut attendre le décret de l’obligation scolaire
en 1872 pour que se développe une école primaire publique qui accueille les enfants des
classes populaires et de la petite bourgeoisie et, du même coup, institue un véritable corps
enseignant. L’hystérésis de cet exercice libéral du métier d’instituteur perdure jusque dans la
première moitié du XXe siècle dans l’esprit du corps et explique la constitution relativement
tardive d’une association professionnelle autonome (l’Union des instituteurs primaires
genevois en 1906).
Que, en l’absence d’école normale, le coût d’entrée dans la carrière consiste dès
1886 en l’accomplissement d’études gymnasiales complètes contribue puissamment à faire
des institutrices et instituteurs genevois des petits bourgeois intellectuels. Si les sections
pédagogiques des garçons et des filles, préparatoires à la carrière, sont moins prestigieuses
et ont un recrutement scolaire et social nettement inférieurs aux autres filières gymnasiales,
elles dispensent incontestablement une formation de culture générale qui, pour les familles,
représente un investissement scolaire long de six années au-delà de la scolarité
obligatoire112.
Enfin, l’affinité idéologique du corps enseignant avec le radicalisme assure à la fois
une forte reconnaissance et large autonomie professionnelles de la part des autorités
scolaires et politiques jusqu’à la Grande Guerre. Ces nouveaux fonctionnaires intellectuels
valorisés s’approprient alors leur école en même temps qu’elle se les approprie. Le lien noué
est d’autant plus fort que le recrutement social du corps se caractérise par une proportion
accrue d’enfants issus des classes populaires par rapport à la France ou l’Allemagne. Bien
que majoritairement issu de la petite bourgeoisie, les instituteurs et institutrices se
considèrent jusqu’au seuil des années 1960 comme promus socialement par l’institution
scolaire et comme des enfants du « peuple » éduquant le « peuple ». Ainsi, on comprend
comment l’esprit de corps de cette petite noblesse d’Etat a très fortement incorporé le sens
du bien public (rendant par exemple impensable le recours à la grève) et pourquoi elle a en
règle générale incliné en faveur de l’intérêt général même quand cet intérêt sert
objectivement d’autres groupes professionnels et le défavorise.
110
Cf. Christian Alain Muller, La culture du métier…, op. cit.
Cf. Christian Alain Muller, Le Collège de la République…, op. cit., pp. 234-236.
112 Cf. Albert Malche, « La formation du personnel enseignant des écoles primaires », in L’enseignement primaire et
l’enseignement secondaire à Genève. Recueil de monographies publié par le Département de l’instruction publique, Genève, ATAR,
1914, pp. 155-156.
111
61