Lucette PETIT - Crimic - Université Paris
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Lucette PETIT - Crimic - Université Paris
1 Clarice Lispector : Les avatars d’un féminin singulier Lucette Petit Université Paris Sorbonne Paris IV [email protected] Ce titre induit les trois points qu’aborde ici la mise en regard d’un récit oral qui deviendra chronique puis chapitre de roman avant d’intégrer la forme définitive d’un conte plusieurs fois sélectionné par Clarice pour figurer dans les recueils qu’elle publiera. Avatars donc dans le sens de transformations d’un être et d’un texte à partir de l’expérience d’un simple bain de mer. L’oralité préside à la première transmission de l’expérience vécue, celle d’une enfant que son père accompagnait à la plage pour une baignade matinale. La dimension affective, parce que formatrice, de cet épisode se doublera très vite de celle mémorielle d’un récit autobiographique. Sujet à caution, le souvenir instaure deux facettes, encensement et lacunes, que nous lui connaissons tous. L’anecdote, vue dans une complétude originelle reconstruite, deviendra ainsi événement, voire avènement, peu à peu sacralisé. Une première chronique de 1968, dans le Jornal do Brasil du 25 juillet, intitulée « Ritual-trecho », sera suivie en janvier 1969 d’une nouvelle allusion au bain de mer journalier que l’enfant, qui vivait alors à Récife, prenait en famille à Olinda : Eu não sei da infância alheia. Mas essa viagem diária me tornava uma criança completa de alegria... Eu me agarrava, dentro de uma infância muito infeliz, a essa ilha encantada que era a viagem diária.1 Son titre: “Banhos de mar” en désigne la dimension de simple narration à laquelle s’adjoint, dans le passage à l’écrit, celle de la métamorphose intérieure, placée sous le signe de la fable, du récit rêvé, fantasmé. 1 La présente citation se poursuit par un aveu d’impuissance à transmettre cette complétude entrée dans le monde de l’écrit et donc de la fable d’une île enchantée : « … Bem sei que não estou transmitindo o que significavam como vida pura esses banhos em jejum. » Les chroniques de Clarice Lispector, publiées dans le Jornal do Brasil entre 1967 et 1973 sont réunies dans le recueil: A descoberta do mundo, Rio de Janeiro, Rocco, 1999. Une approche de ces différentes chroniques, ainsi que leurs états successifs, est proposée dans un article de Francis UTEZA (Université de Montpellier) : Clarice Lispector alquimista : As águas do mundo. Ainsi que par Nadia BATTELLA GOTLIB dans Clarice, uma vida que se conta, São Paulo, Ática, 1995. 2 Révélatrice des avatars de ce texte fondateur, une chronique du 18 septembre 1971 présentifie la scène en même temps qu’elle l’investit d’une forme définitive, celle d’un acte sacré toujours renouvelable: De manhã, quando... o sol nascer, irei à praia. Entrarei n’água. É tao bom! Ah, quantas dádivas!... Às vezes, de volta da praia, não tomo chuveiro: deixo o sal ficar na pele, meu pai dizia que era bom para a saúde. Dans cette chronique entre en scène et en mots la figure du père, émigré de la petite ville de Tchetchelnyck, à l’Ouest de l’Ukraine, au Nord de la Moldavie, là où naquit Clarice, loin de la Mer Noire, là où la mer ne pouvait être qu’un fantasme, un rêve lointain, qui sait, inatteignable. Le fantasme devenu réalité, le conseil paternel redimensionne la portée du récit. L’exil s’immisce dans la béance de la terre abandonnée et de la mer d’accueil, dont il faut se réapproprier les vertus offertes dans un quotidien d’indigence2. L’osmose entre l’élément et la baigneuse est désormais passée de la prescription au dogme. Le rituel gagne en intensité, en sacralisation, mais il reste un acte analysé, encore extérieur, enserré dans une raison raisonnante. Pourtant il réactualise un passé lointain qu’il fait renaître sur la peau et dans la chair de la narratrice. Le rite de passage est imminent. Le père a appris à sa fille le corps, ce réceptacle de forces exogènes qu’il faut savoir se réapproprier. La porosité de la peau, intronisée dans son rôle à la fois protecteur et perméable, se fait signe du culte de l’eau, sous l’égide de la filiation. Quitter les bras paternels, se confronter à l’élément dans un acte de courage, marquera l’évolution du texte. Car, entre temps, en 1969, la chronique était entrée en fiction, elle investissait les pages d’un roman, en constituait le chapitre central, se transformait résolument en récit d’un rite de passage. Elle n’avait bien sûr plus de titre et participait de la formation de la jeune Lori, héroïne d’une histoire d’apprentissage de la vie, de ses embûches et de ses plaisirs : Uma Aprendizagem ou o Livro dos Prazeres Olinda est loin, Rio offre sa plage d’Ipanema à portée de pas, pourtant le souvenir et la force des conseils paternels brouillent les pistes de cette page de vie insérée dans le tissu fictionnel. Lori, la Lorelei, est une nouvelle Clarice qui a progressivement enlevé, à l’instar de l’héroïne qu’elle crée, les masques de la convention ; elle a intériorisé les préceptes paternels, elle garde le sel sur la peau et désormais, dans sa chair. Dès lors le rapport à la mer, comme à la mère potentielle, en fait une nouvelle femme ; elle peut, à travers ce nouvel avatar, lancer 2 Nadia Battella GOTLIB, dans “La question de la littérature féminine au Brésil”, in La postmodernité au Brésil, Paris, UNESCO/Vericuetos, 1998, précise : « …fuyant… les pogroms, … les épidémies, … la faim, (sa famille) avait pris un bateau pour le Brésil…se fixant à Récife. Le père était colporteur, commerçant pauvre qui vendait des vêtements et des tissus de porte en porte. La mère souffrait … d’une paralysie progressive… Clarice passa son enfance confrontée à la pauvreté et à la souffrance… » p49-50 3 un défi à l’élément marin. Qui dit défi dit lutte à venir, combat à perdre ou à gagner, courage à mettre à l’épreuve. Lori investit ce nouveau champ liquide d’abord par le regard. La frontière entre « elle », une femme, et « lui », l’océan, est un seuil à franchir, une limite au-delà de laquelle tout se joue. La fin du chapitre qui précède la confrontation en tisse les enjeux : Vestiu o maiô e o roupão, e em jejum mesmo caminhou até a praia. Continuou a andar e a olhar, olhar, olhar, vendo. Era um corpo-a-corpo consigo mesma dessa vez. Escura, machucada, cega – como achar nesse corpo-a-corpo um diamante diminuto mas que fosse feérico, tão feérico como imaginava que deveriam ser os prazeres. Mesmo que não os achasse agora, ela sabia, sua exigência se havia tornado infatigável. Ia perder ou ganhar? Mas continuaria seu corpo-a-corpo com a vida. Nem seria com a sua própria vida, mas com a vida. Alguma coisa se desencadeara nela, enfim. E aí estava ele, o mar. 3 La mer précède la vue de la mer. Le littoral est encore pour Lori une frontière. Il lui faut le transformer en espace de confrontation intérieure entre son être et son « féminin ». Seule une traversée qui la mènera de la distance à la symbiose dans l’immersion pourra la rendre visible à elle-même autant qu’à Ulisses. A n’en pas douter cette aventure matinale est une épopée. Pourtant Lori aime Ulisses hors de toute mythologie : elle n’est pas la sirène des bords du Rhin qui, du haut des rochers, envoûte les mariniers par ses chants et fait dériver leurs embarcations sur les écueils ; il n’est pas le navigateur qui hante les mers et qu’attend sa Pénélope. Les deux sont des héros inversés, elle une jeune enseignante dans le primaire, lui un universitaire, philosophe, qui écrit des livres. Impossible parité, décalage patent : il pense le monde, elle en transmet les rudiments aux enfants. De plus l’histoire de « l’apprentissage » s’ouvre sur une temporalité précise : elle est en vacances et la vacuité, la vacance de son être social l’installe dans une impossibilité de communication avec les autres, fût-ce avec ces enfants qu’elle conduit vers un savoir premier. Elle se contente de broder une nappe et d’attendre l’hypothétique appel téléphonique d’un homme dont elle sait aussi peu de choses qu’elle en connaît sur elle-même. Mais cette vacance lui permet, à son insu, de se lire dans sa propre vacance, dans le regard porté sur un corps qui n’existe pour elle qu’au travers d’un travestissement -vêtements choisis, chers, que son père lui permet de s’acheter grâce à une manne mensuelle, maquillage outrancier de son corps autant que de son cœur. Elle a peur d’un corps qu’elle n’a pas intégré comme un tout en lien avec le monde. La veille, lorsqu’elle avait rejoint Ulisses à la piscine, elle n’osait pas, malgré ses injonctions, enlever son peignoir de bain, s’offrir aux autres dans une semi nudité. 3 LISPECTOR, Clarice : Uma Aprendizagem ou o Livro dos Prazeres,Rio de Janeiro, Editora Nova Fronteira, 1982, p 82. 4 Et c’est sa propre vacance qui la poussera, le soir venu, à se confronter à la nuit, à la mer invisible mais présente, à décider de l’affronter au petit matin. Comme le dit joliment Nadia Battella Gotlib : Lori voyage à la recherche de l’expérience amoureuse susceptible de la faire renaître au monde, Ulisses attire Lori en l’attendant dans la placidité d’un voyage intérieur. La femme s’évade du territoire traditionnel où elle tissait, elle attend l’immersion graduelle dans l’océan de la sexualité salutaire, libre, épanouie. L’homme échappe aux épopées maritimes dans lesquelles il combattait des monstres. Etabli dans un monde domestique, il tisse calmement son écriture. Ils se retrouvent au bout de cet apprentissage lent, se découvrent dans ce néant dont est fait l’amour, où se décompose la grandeur des gestes.4 Ce nouvel « ars amatoria » qu’est, selon Gotlib, le roman Aprendizagem nous fait assister à la déconstruction et au remodelage du mythe avec ces rôles dédoublés. Mais le point où le récit atteint à la véritable épopée est dans cette confrontation de Lori et des flots. Le mythe n’est pas loin dans l’échappée hors des conventions de la jeune fille rangée. Elle était aveugle, meurtrie par ses craintes du dehors, elle décide de marcher, d’aller au devant d’un mystère qu’elle veut voir enfin, elle exige d’elle-même un corps à corps avec la vie jusqu’à la limite de ses forces face à l’épreuve de la mer. Clarice refait pour elle, et pour toutes les femmes, le trajet de son enfance. Dans un contexte d’urgence de découverte de la vie, en restant dans le champ sémantique autorisé par l’onomastique, l’auteur installe une nouvelle Lori qui a rompu les chaînes qui la retenaient au quotidien insipide. Suit donc le récit mémoriel transformé en chapitre fondateur d’une vie, d’un passage de la puberté à l’état de femme. La chronique devient, dans le roman, page philosophique, voire fable philosophique. Le bain ne serait rien s’il n’était passé par le filtre, dans tous les sens du terme, d’une immersion repensée hors de toute idéalisation. Il devient désormais un baptême païen, signe d’une naissance à la vie de Femme, vie majuscule parce que envisagée dans la complétude du genre humain, voire animal. Genre multiple, hermaphrodite5, primitif et donc primordial, le féminin s’écrit ici dans « un » féminin. L’expérience unique, intime, donc singulière, de Lori revêt un caractère rare et exceptionnel. La beauté sous-jacente de l’aventure solitaire s’inscrit dans l’incipit du chapitre qui déploie en apothéose l’explicit du précédent. Au « E aí estava ele, o mar. » répond le « Aí 4 In « La question de la littérature féminine au Brésil », op.cit. p56 La nature hermaphrodite (2 sexes en un) et non androgyne (addition de 2 sexes), de l’humain est évoquée dans Le rêve de d’Alembert de Diderot où Mlle de Lespinasse dit avoir une idée bien folle : « L’homme n’est peutêtre que le monstre de la femme ou la femme le monstre de l’homme » Le chiasme établit un rapport d’égalité des 2 membres de phrase, soit l’interchangeable des places occupées par l’homme et le femme, qui ne diffèrent que par l’inversion topologique de leurs organes. 5 5 estava o mar, a mais ininteligível das existências não-humanas. E ali estava a mulher, de pé, o mais ininteligível dos seres vivos.”6 « O mar » est « uma existência », « a mulher » est « um ser » les deux protagonistes ont en commun le mystère insondable de leur existence. Leur affrontement est inévitable, leur rencontre ne préjuge d’aucune victoire, elle se contente d’exister. La figure poétique du chiasme, qui ouvre la scène de cette rencontre, la dynamise en même temps qu’elle la place sous le signe de l’unité phénoménologique décrite par MerleauPonty7. Le propos philosophique est d’ailleurs omniprésent dans l’œuvre : Ulisses en est autant le théoricien que le praticien dans son rapport à Lori, il accompagne son évolution sans jamais la contraindre, en la laissant décider de l’usage de sa vacance. Le chiasme tactile, la peau qui relie, le toucher que l’on touche dans deux mains qui se joignent, le fait de se sentir touchant et touché, de se reconnaître comme la chair de sa chair, comme la chair du monde qui lui n’en a pas mais que l’acte de toucher se charge de transmettre à l’autre, tout cela se lit dès les premières lignes de cette rencontre. Le chiasme institue l’acte de naissance à soi de Lori : sa peau, espace sensoriel où s’écrivent l’intérieur et l’extérieur, libère sous nos yeux son corps de sa prison conceptuelle. Sa façon de dire son entrée dans l’eau après en avoir sondé l’insondable laisse présager sa victoire sur son corps, jusque-là obstacle à sa connaissance. L’écriture de Clarice se fait liquide pour nous dire cet insondable d’un corps sexué qui va se construire devant nous, dans l’altérité, dans ce passage d’un monde clos à un univers illimité. Le moi est séparé du corps, les rencontres sont rares et l’écriture ici, sa forme et son fond, s’investit, dans ses flux et reflux, dans ses répétitions, de la mission de les faire se rejoindre au travers d’un processus d’incorporation où la chair se fait corps. Clarice a appris de son père les bienfaits de la porosité. Ne pas se doucher après un bain de mer, laisser le principe actif du sel pénétrer dans la chair, donner un aliment salutaire à un intérieur oublié trop souvent, devient dans ce texte précepte d’existence, de relation au monde, c’est-à-dire aux autres et à soi mais aussi moyen incontournable de découverte des autres et de soi. La 6 Id.supra : p 83 MERLEAU-PONTY, Maurice : Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964. Le chiasma est désigné comme un dispositif d’entrelacement qui fait coexister de l’hétérogène, jointure de tout visible avec son corrélat invisible. Il s’agit de barrer la route au processus d’égotisation –projection d’un moi passif sur le monde- au profit de celui de subjectivation –mise en place d’une capacité à transformer son « petit » monde. L’autre est en moi et non à l’extérieur. Ainsi le rapport aux autres se double d’un rapport à soi, l’un se singularise par l’autre. Cette phénoménologie de l’incarnation a fait dire à André ROBINET, dans Merleau-Ponty, Paris, PUF, 1970 : « Merleau-Ponty laisse dans l’histoire une philosophie qui va. Comme la vague croît sous la vague, s’enfle et s’étale, puis ramène à elle tout le passé de la mer qui se résorbe, sa pensée s’est enrichie d’elle-même. » p 66. C’est au même enrichissement de Lori, dans et par les flots, que nous assistons ici. 7 6 traversée à laquelle nous convie Lori est une expérience de liberté. A l’instar de la « troisième rive du fleuve » de Guimarães Rosa, où le père, dans sa barque perdue pour toujours au milieu du fleuve, oblige sa famille et son voisinage, autrement dit le monde, à repenser la relation aux autres, Lori fait la traversée contingente de sa propre existence. Et pourtant, ce texte ne fait que traduire avec le réalisme de tableaux à la Hopper, le contact du baigneur avec l’eau : Vai entrando. A água salgadíssima é de um frio que lhe arrepia e agride em ritual as pernas. Mas uma alegria fatal –a alegria é uma fatalidade- já a tomou, embora nem lhe ocorra sorrir... O cheiro é de uma maresia tonteante que a desperta de seu mais adormecido sono secular. E agora está alerta, mesmo sem pensar, como um pescador está alerta sem pensar. A mulher é agora uma compacta e uma leve e uma aguda –e abre caminho na gelidez que, líquida, se opõe a ela, e no entanto a deixa entrar, como no amor em que a oposição pode ser um pedido secreto. O caminho lento aumenta sua coragem secreta –e de repente ela se deixa cobrir pela primeira onda! O sal, o iodo, tudo líquido, deixam-na por uns instantes cega, toda escorrendo –espantada de pé, fertilizada.8 Les sensations analysées sont celles que chacun expérimente dans ce premier contact avec l’élément liquide, lenteur de l’avancée, rituel répétitif du mouvement de la vague agressive, joie irrépressible, odeur entêtante de l’iode, décision inconsciente de braver coûte que coûte l’élément, vigilance comme devant un danger potentiel auquel on se prépare sans le savoir, durcissement de tout l’être face au liquide envahissant, tenace, irraisonné, passage en force jusqu’à ce que les flots rendent les armes et se laissent pénétrer, première vague qui inonde, recouvre de sel et d’iode, aveugle. Mais l’épiderme n’est déjà plus seul en jeu, le mouvement rituel, le sel, le froid du premier contact, l’aveuglement, l’avancée en force, la fertilisation du liquide insinué a transformé l’immersion en « corpulation », copulation de deux corps, avènement d’un acte d’amour dans la solitude d’un petit matin : ... Avançando, ela abre as águas do mundo pelo meio... Com a concha das mãos e com a altivez dos que nunca darão explicação nem a eles mesmos: com a concha das mãos cheias de água, bebe-a em goles grandes, bons para a saúde de um corpo. E era isso o que estava lhe faltando: o mar por dentro como o líquido espesso de um homem. Agora ela está toda igual a si mesma. A garganta alimentada se constringe pelo sal, os olhos avermelham-se pelo sal que seca, as ondas lhe batem e voltam, lhe batem e voltam... Mergulha de novo, de novo bebe mais água agora sem sofreguidão pois já conhece e já tem um ritmo de vida no mar. Ela é a amante que não teme pois que sabe que terá tudo de novo.9 8 9 Id. supra : p 84 Id. supra : p 85 7 On est bien dans ce réalisme de Hopper où la sérénité d’un lieu cache les tourments du personnage solitaire qui le hante. L’acte d’amour s’accomplit et s’accomplira. Lori n’est plus vierge. Elle s’est donnée à elle-même dans une totalité jusque-là inconnue. Elle a quitté, dirat-elle au chapitre suivant, le monde de la non religion de l’enfance, désormais elle croit en elle et en la force supérieure d’un amour déjà vécu solitairement mais qu’elle veut maintenant partager. Son expérience singulière, qui pourtant n’avait rien d’excentrique ni d’original, a pour elle valeur d’exception puisque, non contente de suivre le précepte paternel –nous sommes là dans une réelle autobiographie- elle l’a démesurément amplifié par l’incorporation de l’eau salée au risque de se brûler la gorge après s’être brûlé les yeux grand ouverts sur le monde. Elle a ouvert « les eaux du monde » par le milieu en investissant son corps de femme de pouvoirs exogènes, comparables à la semence masculine. Le chiasme a fait de peau, de cuir imperméable, une chair nourrie de tous les pluriels. Du plus simple au plus composé, à la manière cartésienne, elle a donné forme et sens au monde. Sa destinée a basculé dès lors que le féminin singulier qui qualifie chaque femme est devenu « un » féminin singulier, celui qui se sait générique, masculin et féminin, animal et végétal. « De l’excès de singulier naîtra le pluriel » dit Proust dans A la recherche du temps perdu (Pléiade T.II, p929), Lori désormais en a fait l’expérience. L’eau digérée est une autre forme d’ingestion anthropophagique, se nourrir de l’autre pour s’investir de ses pouvoirs et de ses qualités, de son essence, caractérise ici l’acte de s’abreuver de l’élément salin et sapide pour en faire l’élément nourrissant. Plus tard, l’héroïne de A paixão segundo GH fera la même expérience, jusqu’à l’écoeurement, en mangeant un cafard, part vitale la plus archaïque de l’espèce. L’aliment devenu élément constructif (Nietzsche, Le gai savoir) a présidé à la naissance du moi pluriel, au risque du creusement douloureux de la part cachée, secrète, de l’être social, réprimé, acculé au respect de trop de convenances. La chair refoulée se débride, désirante, en osmose avec l’élément. ... Como contra os costados de um navio, a água bate, volta, bate, volta. A mulher não recebe transmissões nem transmite. Não precisa de comunicação. Depois caminha dentro da água de volta à praia, e as ondas empurram-na suavemente ajudando-a a sair... Às vezes o mar lhe opõe resistência à sua saída puxando-a com força para trás, mas então a proa da mulher avança um pouco mais dura e áspera. E agora pisa na areia. Sabe que está brilhando de água, e sal e sol. Mesmo que o esqueça , nunca poderá perder tudo isso. De algum modo obscuro seus cabelos escorridos são de um náufrago. Porque sabe –sabe que fez um perigo. Um perigo tão antigo quanto o ser humano.10 10 Id. supra : p 86 8 Lori a affronté le danger, elle l’a vaincu. Comme toutes les héroïnes qui investissent les œuvres de Clarice, elle s’est sue femme dans cet acte de courage solitaire, intime, confidentiel. Plus jamais elle ne sera la même puisqu’elle n’est plus seule, elle s’est enrichie de tous les pluriels de la nature humaine. La mer, sa complétude de sel et d’iode, de ressac et d’apaisement, est son égal tout comme l’homme et le chien noir qui hante la plage. Le précepte paternel intériorisé dans la connaissance définitivement acquise du féminin, les eaux du monde domptées et connues, le texte pourra quitter la gangue du journal et du roman pour gagner sa propre autonomie, advenir, devenir, par son titre As águas do Mundo. Dernier avatar d’un texte fait corps, le titre universalise la quête et la découverte d’un féminin singulier. Le conte naît, épuré, passé au crible de l’indifférencié. Le présent d’une éternité irréversible remplace le récit à l’imparfait et au conditionnel. Le temps se rétrécit à l’heure précise, six heures du matin, où l’avènement se produit. Lori a quitté la scène pour de nouveau laisser place à Clarice, à ce souvenir qui intègre le recueil Felicidade clandestina en 1971. L’unité de temps, de lieu, d’action, imprègne de classicisme ce rapport fondamental au monde. Le pécheur vigilant laisse la place au chasseur aux aguets, au mépris de toute adéquation avec le champ lexical de la mer. Le retour au primitif, au primordial autorise la métaphore. L’écriture repense le bain, acte fécondant et fécondé d’une puissance jusque-là ignorée. Le conte redeviendra chronique du Jornal do Brasil en octobre 1973, sous le titre « As águas do mar » avant de se fragmenter dans une liquéfaction du langage au hasard des pages d’Água viva cette même année. L’héroïne cette fois peint, comme Clarice le fera à la fin de sa vie, conduisant à l’épure ses fantasmes sur la toile et ses découvertes de la complétude d’un féminin singulier dans une « mer toujours recommencée ».